Albion 1983

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Perfide liquide

 

Rien que le nom d’Albion fera saliver nombre d’amateurs de Demerara… ce millésime 1983 est un des rares embouteillages de Velier qui affiche un degré raisonnable (46,4°), ce qui en fait une porte d’entrée parfaite dans le monde du Pure Single Rum ; une porte malheureusement fermée depuis quelques années, pour rupture de stock.

 

âge : 25 années passées sous les tropiques pour ce rhum distillé en 1983 et embouteillé par Luca Gargano en 2008 (313 bouteilles et pas une de plus ont été commercialisées).

 

La tâche n’est pas facile et c’est non sans une certaine appréhension que je m’attaque enfin à ce rhum, qui pour moi est un monument, rien de moins (au même titre que les Skeldon 73 et 78). J’y ai goûté pour la première fois il y a quelques années, et depuis que le flacon est ouvert son odeur m’obsède. C’est simple, même vide, la bouteille a continué à sentir durant des semaines, laissant échapper une odeur lourde et caoutchouteuse, prenante et entêtante.

Il est dorénavant quasi impossible d’en trouver une bouteille, les anciens embouteillages de chez Velier se faisant extrêmement rares, et la quantité étant assez limitée (313 exemplaires dans ce cas précis). Et c’est réellement dommage pour tous les amateurs qui passeront là devant du grandiose. Que cette note ait au moins le ‘mérite’ de vanter les qualités d’un rhum trop rapidement disparu, et si l’occasion vous est donnée d’y goûter, alors que ces quelques mots vous donnent l’eau à la bouche, et vous poussent -un jour peut être- à succomber à la tentation…

 

Cet Albion 83 propose une robe ambrée très soutenue, proche de l’acajou, et un disque vert en surface, caractéristique d’une vieillesse avancée. S’en suit un ballet de larmes de crocodile, qui rejoignent tristement et nonchalamment le fond d’un lac que l’on imagine déjà marécageux, mais bercé par un air chaud et humide. Ce n’est pas un simple rhum, c’est du rêve, du voyage brut, un aller qu’on voudrait sans retour mais que l’on sait déjà limité, et pour beaucoup inaccessible.

Un nez Albion ? un profil lourd et caoutchouteux, qui envoûterait n’importe qui, un profil unique et tellement intéressant qu’il ne vous lâche pas : la mélasse se fait goudronneuse et pesante, comme si le rhum avait été volontairement jeté une sur une route bitumée et laissé là pendant des années, à brûler sous un soleil de plomb ; c’est à se demander si les anges -qui ont forcément leur part de responsabilité- ne sont pas des motards chevronnés, et ne roulent pas en Harley.

Mais ne vous méprenez pas, car même si l’odeur que je décris n’a rien de très appétissante de prime abord, c’est un vrai bonheur au nez car cette odeur de pastique brûlé (ou de pneu brulant) s’installe et vous colle jusqu’à l’obsession. Et même si elle est bien présente, elle laisse aussi place à des notes de vieux tabac à pipe, de fruits séchés (du raisin bien noir et macéré dans cette mélasse), et des notes beaucoup plus légères et rafraichissantes de fruits exotiques et de fleurs. En somme, un nez lourd et profond, épais et résineux qui se mâcherait presque, relevé d’un voile tropicale plus léger et subtile : une main de fer dans un gant de velours…

En bouche, l’attaque est souple et légèrement huileuse, marquée d’abord par les fruits avec une note acidulée très surprenante et élégante, rappelant sans mal le citron, mêlé à la douceur de l’orange et à un petit quelque chose de sucré/acidulé (zeste confit, cranberries). En total opposition avec le nez très lourd du début, l’entrée en bouche est très intéressante et pour le moins déstabilisante.

Ce fruité sucré/acidulé laisse place à des notes plus lourdes et concentrées de caoutchouc et de réglisse, ponctuées par un peu de poivre et de clou de girofle. C’est maintenant au caoutchouc de se mélanger à l’acidité pour un résultat bluffant, et même si différent, à la complète hauteur du nez.

La fin de bouche est magnifiquement longue, d’abord sur le fruité, qui se laisse progressivement oublier par des notes de réglisse ; on retrouve en bouche un gout résineux qui se fait même fumé sur la fin. Le tout reste longuement en bouche pour une dégustation qui se prolonge à l’infini. On l’aura compris, le côté lourd reprend tout logiquement sa place de leader aromatique, mais la note chaude et rafraichissante de fruits rend ce rhum réellement complexe et bien équilibré.

 

Mais pourquoi ce genre de rhum n’est-il pas plus distribué ? Ça aurait le mérite de poser les choses à plat et de faire découvrir au plus grand nombre que le rhum ne s’arrête pas à un nom, à une matière première, à une marque phare… mais plutôt à un savoir-faire ancestral, et à des alambics uniques. Note: 92.5

 

90 et + : rhum exceptionnel et unique, c’est le must du must
entre 85 et 89 : rhum très recommandé, avec ce petit quelque chose qui fait la différence
entre 80 et 84 : rhum recommandable
75-79 POINTS : au-dessus de la moyenne
70-74 POINTS : dans la moyenne basse
moins de 70 : pas très bon
Comments
9 Responses to “Albion 1983”
  1. Pietro dit :

    Mais pourquoi ce genre de rhum n’est-il pas plus distribué ?
    Eh oui, quelle question…
    Vraiment une ligne super ces Albions. La première foi j’avais préferé le 1986 au 1983, après tes notes il faut que je re-goute bientot!
    Merci Cyril

    5
  2. Matteo dit :

    Cyril, you are a poet!

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  3. goose dit :

    J’en ai déjà l’eau à la bouche ;).

    Merci pour ta note de dégustation.

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  4. Etienne dit :

    Super compte rendu, on ronge notre frein!

    Y aurait-il eu plusieurs versions de l’Albion 83 (comme pour les Diamond 1999 par ex)? il me semble l’avoir lu quelque part, mais rien dont je sois sûr.

    Sais-tu par ailleurs quel alambic de chez DDL a servi à distiller cet embouteillage?

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  5. Magnifique compte-rendu, Cyril; il ne me reste plus
    qu’à découvrir mon sample pour vérifier… Merci ! 😉

    Ça m’a l’air bien différent de l’Albion 1994 (très bon aussi), on dirait…

    « c’est à se demander si les anges -qui ont forcément leur part de responsabilité- ne sont pas des motards chevronnés, et ne roulent pas en Harley. »
    Ben voyons c’est bien connu : c’est la part des Hell’s Angels ! 🙂

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    • cyril dit :

      merci et bien vu pour la part des Hell’s Angels 😀

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      • Joyeux Noël à toi et à tous !

        Pour finir en beauté après les excès du réveillon et du repas de Noël,
        et ne pas laisser la part trop belle aux anges de l’enfer ou de tous poils,
        j’ai fini ce soir en beauté avec une petite confrontation des Albion
        1983, 1994 puis à nouveau une petite lichette du 1983 et enfin 1986…

        Aucun ne démérite, mais ce 1983 est une pure merveille !!!
        De plus son faible degré d’alcool, 46,4% contre 60,4% pour le 1994
        et 60,6% pour le 1986, pourtant bien intégrés, le rend plus rond,
        dangereusement facile à boire et permet d’en apprécier toutes les subtilités…
        Mais pas autant que ton palais d’expert super entraîné, Cyril :
        je n’ai, heureusement pour moi (!), pas trouvé de clou de girofle
        que je n’affectionne guère à cause de ma trop grande fréquentation
        des dentiste qui, du moins je croyais, m’y a rendu hypersensible… 🙂 🙂 🙂
        Hélas mon sample bien entamé maintenant ne me permettra plus
        qu’un seul voyage au nirvana et quand j’aurais aussi terminé
        mon sample du 1986 je n’aura plus qu’à faire durer le plus longtemps possible
        ma bouteille de 1994 que j’ouvre chaque fois en soupirant que ce plaisir
        sera de moins en moins éternel…

        Je trouve que le 1994 n’est finalement pas si différent du 1983,
        je crois deviner la parenté. Ce jeunot est certes plus acide ou acidulé,
        son alcool est plus vif(mais je n’ai pas dit agressif non plus)
        bien que le 1983 soit tout de même d’une belle puissance…
        Et surtout il n’a pas cette nuance de réglisse, entre la tête de nègre
        Haribo et les gommes d’acacia vanillée à la réglisse,
        bonbons de mon enfance, sorte de madeleine de Proust
        que j’ai récemment retrouvé en pharmacie
        (en sortant bien sûr de chez mon dentiste !)…
        Finalement, le 1986 se démarque un peu plus des 2 autres,
        plus fumé je trouve… Mais il faudra que je renouvelle l’expérience
        une seconde et dernière fois. En attendant je me sert à nouveau
        quelques gouttes du 1994 pour prolonger le plaisir…

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        • cyril dit :

          Merci Laurent pour ce retour 🙂
          et le 89 alors ? :p
          j’ai un 83 de chez Velier (un vieux), et avec un petit 40° il a une concentration Surréaliste, c’est très déstabilisant…et tellement bon aussi. C’est simple, il n’y en a aucun qui m’a déçu pour le moment, et pas sur qu’il y en ait d’autres de toute façon :/

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