Saint-James 1885

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47 450 jours…

 

Voici le nombre de jours qui nous séparent de la naissance de ce rhum. 1885, une année qui semble si loin qu’on pourrait se demander si elle a vraiment existé : Zola publiait Germinal quelques mois avant que Victor Hugo ne quitte ce monde à l’âge de 83 ans ; La même année, un certain Louis Pasteur sauvait le premier enfant de la rage. Et pendant ce temps-là, on fabriquait du rhum à la distillerie Saint-James, comme on en fabrique encore quelques 127 837 jours après..

 

 

Restons sur Pasteur un instant, car à cette époque ses travaux sur la pasteurisation ne sont pas encore trop répandus, c’est pourquoi St-James fait chauffer son jus de canne (sans le bouillir et donc sans arriver au stade de sirop) pour en éliminer tous les germes, avant d’ensemencer avec des levures pour une fermentation qui se faisait à l’air libre, dans des cuves en bois, et durant plusieurs jours. Un procédé qui perdurera jusque dans les années 30, date d’arrivée des premières cuves en inox. Il s’agit donc bien de rhum agricole, aucun doute possible à ce sujet, et seul son âge prête encore aujourd’hui à débat:

Pour Marc Sassier, féru d’histoire et oenologue à la distillerie Saint-James (et bien plus encore) : « la première publicité date de 1900, et même si on ne connaît pas la date d’embouteillage avec exactitude, on peut en déduire qu’il pouvait avoir 4 ou 5 ans, et en tout cas 3 ans minimum vu sa concentration et la quantité de tanin présent ». Le rhum a donc au moins 3 ans, mais pourrait tout aussi bien en avoir 15… Voilà un mystère qui planera sûrement encore longtemps autour de ce millésime. On pourrait aussi se demander comment ce rhum est arrivé jusqu’ici, jusqu’à aujourd’hui ? Il n’a en fait été découvert que tardivement (près d’un siècle après son embouteillage) : St-James aurait retrouvé la trace d’un stock à Amsterdam dans une de ses succursales. Et au début des années 80, un certain Luca Gargano (toujours en avance sur son temps) en faisait sa découverte, avant de décider d’investir dans l’achat de quelques 300 bouteilles au début des années 90, en partenariat avec un certain Pepi Mongiardino (directeur de Moon Import, autre grande figure de la négoce italienne). Le reste n’est qu’histoire, et porte en véritable GRAAL ce millésime, le plus rare et sûrement le plus cher au monde.. Place à la dégustation.

 

La robe de ce rhum est impressionnante, et tellement concentrée, qu’elle est pratiquement opaque à la lumière: de couleur café, elle est lourde et fertile, remplie de vaisseaux qui naviguent sur les parois mince du verre, comme en pleine tempête en mer, traçant des lignes sinueuses et tourmentées dans une nuit noire frappée par la foudre, ou peut-être est-ce par la poudre.

Le nez est si lourd qu’il vous ferait tomber à la renverse, un uppercut nasal en quelque sorte, un k.o. technique avant un premier contact. L’ambiance est pesante, et la couleur café laisse place à un nez de bistro: celle du petit noir matinal, bien serré et compact. La coupelle de fruits sec n’est jamais bien loin, aux courbes fantomatiques ciselées sur le comptoir en zinc, rustine obligatoire pour étancher les soifs des aventuriers les plus matinales ; à vrai dire, tout ce qui est hâlé pourrait idéalement qualifier le renifloir de cet ancien : pruneaux, raisin, figue, olive, sans oublier un morceau de cuir encore fumant ; sûrement les réminiscences d’une veste orpheline oubliée sur le bar, vestige d’une fuite rapide et insidieuse, victime symbolique, et empyreumatique, d’un temps trop vite oublié.

On pourrait rajouter de la réglisse, voire une touche de goudron, mais il y a plus: des petits fruits rouges acides et sucrés qui arrivent jusqu’au nez, pour flatter l’instant, fatidique. Mais malgré cette lourdeur apparente, le nez a quelque chose, étrangement, de léger ; c’est balsamique, pesant et aigre, mais avec une certaine délicatesse, de la tendresse pudique, et foncièrement élégante.

Au milieu d’une foule silencieuse et enfumée, plongée dans l’atmosphère d’un bistrot, qui n’a jamais croisé ce regard attendrissant d’un solide gaillard noyant son chagrin dans un ballon ; ce regard perdu et pour qui le temps n’a aucune direction, ce regard vide, parfois noir, mais tellement léger, rempli d’un espoir suranné, triste et réconfortant à la fois. Vous y êtes, et avec vous, les carcasses de nos ancêtres encore fumantes. Le sucre est bruni, et là où un rhum de mélasse aurait sûrement assombri ce tableau au relent de nostalgie, l’agricole lui redonne des couleurs pastels et de la matière, avec une complexité affirmée, et assurée.

un rhum lourd n’aura jamais semblé autant léger, et vivant ; un homme rustre n’aurait jamais semblé aussi  fragile, et bavard…

La mise en bouche est épaisse et sombre, chaleureuse, et plutôt sèche ; la réglisse et des notes retenues de tabac caressent un fruité légèrement acidulé (cassis, pruneaux) et naturellement mature, sans sucre et sans fioriture. Un goût d’authentique, de vérité, noir comme le refuge de la couleur. Le chêne, les tanins que l’on pouvait craindre en masse, affalés à une tablée et dont les regards en disent grand, sont ma fois très bien intégrés, assimilés, fondus, et étrangement silencieux au milieu des badauds. Impressionnant et déconcertant. L’olive est là aussi, des noix, et tout ce qui est noir mais dans un somptueux équilibre et une complexité sans nul autre pareil. Et où est donc passée l’amertume ? perdue ou noyée en mer sûrement, ou bien laissée à la porte des bonnes résolutions, qui sait vraiment. Elle ne se résumera que de plus belle à la douceur des souvenirs.

La fin de bouche n’est pas excessivement longue ni fougueuse, mais le souvenir que laisse ce rhum durera des heures, et il semble même coincé quelque part entre le palais et l’esprit, hors du temps. Mais peut-on vraiment lui reprocher de ne pas vouloir disparaitre? Attachant, à défaut de tacher… une tache brune persiste sur la radiographie du vers, signe du temps et de ses dégâts irrémédiables.

Il délivre, dans son dernier souffle, de la réglisse, de légers tanins cuirassés et des fruits secs, mais aussi de la fraicheur, en toute fin ; comme pour nous remémorer sa parenté, et nous parler d’avenir, ce fantôme aux mains vides, qui promet tout et qui n’a rien…

 

 

Il m’aura fallu pratiquement 2 ans avant d’oser ouvrir mon sample, une broutille, tiraillé entre la peur et l’appréhension, fébrile et pris de vertige à la simple évocation de cette autre époque, de cet autre monde. Bien m’en a fallu de finalement céder à la tentation, même si cette première dégustation est aussi synonyme de dernière. Ce n’est de toute façon pas le genre de rhum dont on abuse.

A l’instant même où j’ai ouvert cette maisonnette de verre, j’ai fait fuir un temps que je ne pourrais jamais rattraper, ni même effleurer. Nous ne sommes jamais grand chose, mais au fond, qu’est-ce-qu’une année ou deux sinon le volume infini d’une pincée de secondes ? Note: 93

90 et + : rhum exceptionnel et unique, c’est le must du must
entre 85 et 89 : rhum très recommandé, avec ce petit quelque chose qui fait la différence
entre 80 et 84 : rhum recommandable
75-79 POINTS : au-dessus de la moyenne
70-74 POINTS : dans la moyenne basse
moins de 70 : pas très bon

 

Comments
6 Responses to “Saint-James 1885”
  1. goose dit :

    Felicitations, je suis en orbite, me chercher pas je sais pas vers quelle heure je redescent je suis bine las haut 😉

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  2. Valentin dit :

    127750 ? ça fait 350 ans ça non ? il y a que moi qui trouve ça bizarre ?

    Sinon superbe article et une déguste qui fait vraiment rêvé !

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    • cyril dit :

      merci Valentin pour ton oeil, c’était rapport à l’anniversaire de Saint-James, clin d’œil en fin de paragraphe (mais en début c’est bien 47 450 😉 )

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  3. Romain dit :

    Super article encore une fois Cyril, merci pour le voyage dans le temps, cetait super, j’espère que tu continuera longtemps à nous faire rêver comme tu le fais.
    Amicalement

    Romain

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  4. Cyril dit :

    Merci cyril pour cette découverte….mais à quand une dégustation d’un Saint-James…accessible ? ;-p
    @+

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