Skeldon 1973

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Une Légende bien vivante

 

Quand Luca Gargano fut autorisé à pénétrer dans les entrepôts de Demerara Distiller à la recherche de l’âme du rhum vieux du Guyana, il trouva l’équivalent de 4 fûts de Skeldon distillé en 1973 et 3 fûts distillés en 1978 (la part des anges déduite). Il décida alors de les assembler, laissant le degré naturel pour conserver toute l’essence et l’authenticité du produit. Ces deux rhums sont aujourd’hui malheureusement épuisés, ne restant que les souvenirs des rares personnes à y avoir goûté… C’est le millésime le plus ancien sorti à ce jour par Luca Gargano et Velier, avec 32 années passées sous les  tropiques (le Port Mourant 1972 est légèrement plus vieux mais vieilli partiellement en Angleterre).

 

prix : priceless? ce rhum fait parti de l’histoire et il est donc extrêmement difficile de le trouver aujourd’hui, et lorsque cela arrive il faut débourser plusieurs centaines d’euros (de 700€ à l’infini). 544 bouteilles sont sorties en brut de fût à 60,5°.

âge : distillé en 1973 et embouteillé en avril 2005, soit après 32 ans passées sous les tropiques. Du Pure Single Rum dans sa forme la plus pure…

 

Skeldon est à l’origine le nom d’une distillerie comme il y en avait une 100 à l’époque au bord de la rivière Demerara. Elle aurait fermée ses portes aux alentours des années 50/60, avant que son alambic ne soit transféré à la distillerie Uitvlugt.

Il était courant à l’époque de transférer les alambics d’une distillerie à l’autre (suite aux nombreuses fermetures) pour continuer à produire du rhum. L’alambic Skeldon y restera jusqu’à la fin des années 70/début des années 80 et sera ensuite transféré à la distillerie Diamond, la dernière et la seule encore ouverte aujourd’hui. L’alambic aurait été démantelé depuis (Diamond n’a gardé que certains alambics dont notamment Enmore, Port Mourant, Versailles,..). Il n’y a donc pas plus d’information concernant l’alambic Skeldon, excepté qu’il s’agissait d’un modèle d’alambic à colonne de type « Coffey Still ».

Velier est le seul embouteilleur à proposer ce rhum dont la « mark » (S.W.R. pour Sir William Russell, le propriétaire de la plantation en 1804 – source) est encore produite aujourd’hui, sur la même recette dirons nous mais plus à partir de l’alambic d’origine détruit il y a plus de 40 ans maintenant… Nouveau voyage dans le temps et dans l’histoire du rhum Demerara.

 
Ce rhum présente une couleur ambrée très foncée tirant sur un impressionnant rubis (voyez par vous-même)… Le disque vert à la surface est bien là et pour cause: avec 32 ans passé en fût on ne peut décemment pas s’attendre à autre chose. Le rhum apparait lourd et concentré à l’extrême tel une résine bien collante… Rien qu’en regardant le verre, nos papilles sont déjà toutes émoustillées et on en salive d’avance (littéralement!). Il est à noter que DDL ne pratiquait pas le ouillage et n’avait donc pas pour habitude de combler l’évaporation de la part des anges (comme il est coutume de faire). Il n’y avait donc que des fonds dans les barils qui ont été assemblés par la suite (imaginez un instant: il aura fallu pas moins de 30 fûts pour en constituer un seul complet).

On est toujours fébrile devant de tels rhums car on ne le rappellera jamais assez mais il s’agit là d’une dégustation unique, d’un vrai morceau d’histoire, 32 années de travail qui tiennent dans le fond d’un verre, en quelques centilitres… Comment l’homme a t-il pu patienter autant de temps est un mystère pour moi… Ce genre de dégustation est donc aussi synonyme de crainte car de très vieux rhums font souvent ressortir un boisé très -voire trop- envahissant, gâchant un peu la fête, mais diable quelle expérience! Et puis heureusement ce n’est pas une science exacte, et il arrive de tomber sur de pures merveilles…

Une fois que l’on a secoué ce vieux papi, on remarque de suite une sorte de couronne autour du verre, qui laisse doucement -mais sûrement- place à une armée de gouttelettes, qui une fois rondes et épaisses, commencent leur lente ascension vers le fond, au ralenti comme dans un vieux film hollywoodien. La classe jusque dans le mouvement… Bien sûr la couleur rubis de la robe de ce Skeldon participe grandement au spectacle, et la densité est extrême.

A force de vouloir regarder ce spectacle, on en oublierait -presque- de passer au nez, mais pourtant il fait déjà parler de lui et on ne peut pas l’ignorer tellement l’odeur est présente. Tout a commencé à l’ouverture même de la bouteille, l’odeur a devancé le reste d’ailleurs, un nez concentré d’arômes qui étonnamment ne rappelle pas tout de suite un rhum Demerara. On est même impressionné de trouver un nez plutôt ‘chargé’ et non pas lourd et épais comme on pourrait s’y attendre. La nuance est faible, très faible même, et l’idée qu’on s’en fait avant même la dégustation joue ici beaucoup.

Le nez, donc, s’ouvre sur un mélange de grain de café fraichement moulu, de sucre brun, de caramel brûlé, de vieux bois ciré/vernis (la note demerara?) et de tabac (cigare), donnant à l’ensemble une sorte de « fumé » très chaleureux et agréable. Les épices ne sont pas en reste avec notamment de la cannelle, de la girofle, et des fruits à coque grillés et caramélisés (noix).

Un nez qui n’est pas trop fort mais bien concentré (la nuance est, là aussi, importante) et qui laisse rapidement place à du fruit bien mûr et gorgé de sucre, principalement de la prune et du raisin. L’ensemble me fait penser un instant à une sauce soja. En fait le nez change rapidement, c’est une vrai et belle expérience car les arômes s’enchainent et ne se ressemblent pas forcément. Le rhum s’ouvre ensuite sur une délicieuse note florale, très intense ici aussi ; on est face à un rhum de 32 ans et on se croirait à cet instant devant un bouquet de fleurs… alors même que la prune et le raisin se font un peu plus intenses encore, concentrées, et que de délicieux fruits rouges font leur apparition.

Pas d’odeur lourde de vernis mais ce voile de fumé et de fruits secs, d’épices grillées et fondues toujours présent et chaleureux qui remplace le bouquet, un nez qui parle sans cesse et qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Merveilleux. En fermant les yeux, on a l’impression d’être tantôt dans une roseraie tantôt dans une vigne ou encore dans une cave à cigare. Un nez floral et fruité, épicé et empyreumatique, chaleureux à souhait. Un voyage temporel et sensoriel.

Après un long repos (1 à 2h), le Skeldon s’ouvre encore plus sur ces notes de fruits rouges, notamment de groseille ; la puissance s’est estompée au profit de plus de douceur où les épices sont toujours présentes. Du fruit rouge, de la confiture de lait, de l’amande, et un parfum non dissimulé de noix de coco. Voilà, nous y sommes ! une odeur gourmande de glace coco sous un coulis de fruits rouges. Avec le luxe et la bonne idée de servir un expresso en même temps, avec cette note de moka toujours présente.

L’attaque est très concentrée, moelleuse (mielleuse même) et puissante, fruitée et épicée avec toujours ce côté fumé/boisé qui semble mener la danse, faisant ressortir très nettement du tabac, fondu dans une mélasse bien épaisse (et même brulée). C’est puissant et les tanins sont sans surprise assez présents, avec une certaine astringence (feuille, amertume) mais noyés dans une belle puissance aromatique. La cannelle est toujours là, et un côté plus gourmand fait son apparition (amande grillée, chocolat). Un rhum qui demande du temps, et quelques gouttes suffisent à faire éclater tous les arômes en bouche. On les garde et on étudie la chose toujours avec cette même idée qu’il y a là 32 ans de travail, et bonne surprise ce n’est pas excessivement boisé!

Le final est extrêmement long et riche ; le boisé recouvre tout l’intérieur de la bouche et semble restituer à petite dose diffuse le reste des arômes, par salves successives et salvatrices : les fruits bien mûrs, à coque et secs, et l’ensemble reste en bouche si longtemps que l’on a l’impression que le rhum fait des va-et-vient incessants pendant plusieurs minutes…

Après la dégustation un arrière gout très agréable, toujours aussi boisé et légèrement chocolaté, semble ne plus vouloir partir. Et le plus impressionnant est ce verre vide qui continue de parler encore et encore et qui mettra plusieurs longues heures à baisser en intensité (dans ce domaine le Skeldon 1978 est encore plus impressionnant mais nous y reviendrons). Et à J+3 le verre libère encore une belle dose d’épices et de café! Mieux, le passage du rhum laisse apparaitre sur les parois du verre une sorte de pellicule orange, presque opaque, comme un filtre polarisant l’histoire de ce skeldon 1973. Une histoire qui n’est pas terminée, et qui même après 32 ans continue, assurément, à participer au mythe.

Il est vraiment bluffant de voir un verre vide toujours aussi parlant…le rhum est parti mais son aura est toujours là, incrustée sur les parois du verre. Comme si une fois libéré de sa prison, il ne voulait pas complétement partir, mais faire profiter de sa présence le quidam qui passerait par là. En 32 ans le rhum a appris quelques tours de magie mais ne comptez pas sur lui pour vous dévoiler quoi que ce soit de ses secrets… Note : 88

 

pour vous (et m’y) retrouver, concernant les notes:
90 et + : rhum exceptionnel et unique, c’est le must du must
entre 85 et 89 : rhum très recommandé, avec ce petit quelque chose qui fait la différence
entre 80 et 84 : rhum recommandable
75-79 POINTS : au-dessus de la moyenne
70-74 POINTS : dans la moyenne basse
moins de 70 : pas très bon

 

Comments
20 Responses to “Skeldon 1973”
  1. L'homme la poussette dit :

    Quel meilleur moment pour laisser mon premier commentaire sur ton site ? 🙂
    Plus qu’une dégustation d’exception, tu parviens à nous faire partager ton expérience sensorielle, presque un voyage. Etant un grand fan des Demerara de chez Velier, cela me touche d’autant plus.
    Merci ! 🙂

    Laurent, alias l’homme à la poussette

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  2. jonas dit :

    Merci pour cette superbe note de dégustation. 32 ans de vieillissemnet, plus de 90% de part des anges…ça laisse rêveur!

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  3. Tiare dit :

    Love this article! this is a rum i`m dreaming of trying, even if i only could try only a drop of it:-)such interesting history in a glass! and the empty glass with the red colors still there…amazing.

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  4. keiser dit :

    Je suis tout simplement frustré à la lecture de ton article : je n’aurais sous doute jamais l’occasion de vivre cette expérience !

    C’est pas juste, si j’aurais su j’aurais pas lu 😉

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  5. Cyril dit :

    Salut 😉
    Je ne sais pas comment ils ont pu patienter 32 ans, certes….(je pense qu’ils ont dû l’oublier), mais, ce qui me parait encore plus inimaginable, c’est de l’avoir dans mon verre, sous les yeux, sous mon nez…et d’arriver à patienter 1 à 2 heures sans y tremper ne serait-ce qu’un chouïa mes petites lèvres…. !!! 😉 Que la chair est faible….(surtout la mienne 😉
    P.S. : Veinard !!

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  6. RhumsTeq dit :

    Voila donc le pape des rhums, sa Sainteté Skeldon 73, canonisé par le pape de la dégustation, Cyril 1er (à ne pas confondre avec Cyril 2, un pape appelé araignée – ou à régner – mais plus tard).

    Est-on surpris ? Non. Il faut dire que Skeldon 73 a réussi plusieurs miracles au cours de son règne, à commencer par sa longévité. A une époque où la production et la consommation de masse font rage, où les binge drinkers submergent les esthètes du goût et où l’on confond les Bons Papes avec les Don Papas, on ne peut que crier au Miracle, à raison.

    Le deuxième miracle s’est d’avoir survécu aux fermetures en série des distilleries Demerara et d’avoir été sauvé par Saint Luca Gargano (qui mérite lui aussi la canonisation « subito » au vu des différents miracles qu’il a livré dans nos verres) avant la grande braderie annoncée au Guyana suite au retrait d’un autre Saint : Saint Yesu Persaud (qui est quant à lui à mon avis le Saint-Pierre du Rhum, pour ne pas dire le Messie).

    Une troisième miracle s’est d’être resté non seulement buvable mais, selon le pape Cyril 1er, incomparable. Là, je vais me permettre de jouer les Saint Thomas (l’auto-canonisation a ceci de pratique qu’elle ne souffre ni délais, ni conditions) et d’attendre de le boire pour le croire. Et comme l’a souligné le sieur Keiser, le malheur c’est qu’un tel bonheur, risque de ne se produire que bien après mon heure.

    Devant tant de sainteté, la Foi de Cyril 1er pouvait-elle produire un autre résultat qu’un canon ? Pouvait-il penser que la dévotion de Luca Gargano pourrait-elle servir une autre table que les Tables de la Foi dans le rhum ? En d’autres termes, un test à l’aveugle, sans rien savoir du produit dégusté, aurait-il produit le même verdict ? Et surtout, SURTOUT, malgré toute ma Foi en Cyril 1er, Saint Luca Gargano et Yesu Persaud, notre Sauveur, aurais-je apprécié Skeldon 73 aussi intensément que Cyril 1er l’a fait ?

    Mes biens chers frères, mes bien chères sœurs, en matière de rhum, comme en matière de religion, l’important est de croire. Je crois en Cyril 1er, comme je crois en Saint Luca Gargano et en Yesu Persaud, notre Sauveur. Je vais donc prier, intensément, pour avoir un jour le privilège de communier avec le Seigneur en buvant son sang. Ite missa est, Amen.

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    • cyril dit :

      quelle envolée lyrique et ecclésiastique Philippe!! chapeau l’artiste 😀
      et comme disait Jerry sur la très vénérée Confrérie du Rhum (c’est ici pour ceux qui veulent rejoindre les plus de 1000 disciples) il vaut peut être mieux rester dans l’ignorance et laisser Skeldon aux mythes et aux légendes… Ma note aura peut être le malheur de se retourner un jour contre le quidam qui aura déboursé des milliers d’euros pour ce breuvage, et qui en sera déçu…

      ça me donnerait presque l’obligation d’aller expier mes péchés….

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      • RhumsTeq dit :

        C’est vrai que je me pose la question, mais il est néanmoins vrai que tu dispose d’une expérience plus que probante. Je joue donc les Saint Thomas sans trop y croire moi-même. Je pense que si tu tombais sur un rhum réellement imbuvable, même d’origine prestigieuse, tu saurais l’exprimer.
        Quoiqu’il en soit le goût est par essence subjectif et je ne doute pas un seul instant de la sincérité de ta note. Tu exprimes donc un avis que chacun est libre de suivre … ou non. Comme le dit l’adage, le conseilleur n’et pas le payeur.
        Ce Skeldon 1973 a quand même vu plusieurs bonnes fées se pencher sur son berceau : Demerara et Luca Gargano, pour ne pas les citer, qui n’ont pas franchement pour réputation de produire de la piquette. cela, plus ta propre analyse, devrait suffire à en convaincre plus d’un, d’autant que nous le sommes déjà tous à moitié (dans le pire des cas), sans même avoir eu l’occasion d’y mettre le nez.
        Encore merci pour tes dégustations, mon cher Cyril, nous les dégustons à chaque fois avec délectation 🙂

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  7. Ouki dit :

    Superbe critique.
    Tu évoque aussi le Skeldon 78, quel serait alors ta préférence ?

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    • cyril dit :

      Ma préférence va clairement vers le 78

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      • Pietro dit :

        Cyril, merci d’avoir mis en papier cette expérience sensorielle. Je suis né en 1973 donc j’ai cherché (et finalement trouvé) ce Skeldon 1973 que j’ai ouvert pour mon anniversaire de 40 ans.
        J’étais si étonne par la dégustation, que je n’avais de mots pour la décrire!
        Maintenant je suis heureux d’une coté, mais de l’autre… je vais commencer ma recherche du 1978 (mon frère est né le 2 janvier 1978… j’ai donc 3 ans pou le trouver!)

        Ciao

        Pietro

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        • cyril dit :

          Ciao Pietro
          quel beau produit pour une belle occasion.
          ma préférence va pour le 78, en espérant que tu puisses en trouver et le déguster avec ton frère pour son anniversaire.

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