Skeldon 1978

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Ce qui reste devient mythe & légende

 

Suite et fin de l’aventure Skeldon, pour la postérité et pour qu’il en reste une trace, même infime, celle d’un énième rhum à quitter nos verres pour gonfler les poches des spéculateurs et des marchands de rêves. Les générations futures auront sûrement peine à croire qu’un tel rhum a existé, et pourtant…

«Le temps brise et disperse la réalité, ce qui reste devient mythe et légende. » (Nuto Revelli)

 

prix : d’une centaine d’euros à ses débuts jusqu’au déraisonnable d’aujourd’hui et de demain. 70cl de concentré et 60,4° sous le capot.

âge : 27 ans passés sous les tropiques. Distillé en 1978 et embouteillé en 2005 au degré naturel de 60,4°. 688 bouteilles issues de 3 fûts (mark : SWR).

 

Et dire qu’un jour un homme, sûrement fou pour son époque, a distillé puis laissé au repos quelques fûts dans un recoin d’un immense entrepôt, jusqu’à oublier leur existence même ; avant qu’un homme -aussi fou si ce n’est plus- ne les ressuscite plus de 25 ans plus tard… Certains croiront au hasard, d’autres encore aux miracles, mais pensez un instant que dans ces fûts, il ne restait que très peu de rhum, un unique concentré de saveurs sûrement destiné à sublimer quelques assemblages quelconques. L’Histoire retiendra les noms de Yesu Persaud et Luca Gargano, les palais meurtris celui de Skeldon comme d’un déclencheur de passion, une révélation organoleptique intense.

Les mythes que nous tissons, même s’ils renferment de notre honnêteté et de nos erreurs, reflètent inévitablement un fragment de l’histoire, d’une vérité éternelle qui nous dépasse.

A l’ouverture de la bouteille c’est une odeur puissante qui se dégage d’entrée, et déjà je ne résiste pas à l’idée d’en (re)sentir plus… mais comment ne pas vouloir aller trop vite avec ce flacon… vous en conviendrez, l’histoire mérite patience et respect, mais la curiosité l’emporte souvent, et pour ma défense il y a tout de même 27 années à rattraper. Commençons par contempler les ruines de ce vestige avec un recul suffisant pour éviter de nouvelles tentations.

La robe est concentrée et huileuse, et même visqueuse tellement elle semble coller aux parois du verre. la couleur est acajou foncé, tirant vers un rouge intense et ténébreux, très impressionnante à première vue. Une intensité qui vient assurément des 27 ans passés en fûts (et sous les tropiques), mais aussi et surtout de l’absence d’ouillage : cette méthode qui consiste pour le maître de chais à remettre à niveau les fûts chaque année suite à l’évaporation -la part des anges- en les complétant avec du rhum de la même année de vieillissement. Point de ouillage ici.

Une fois le verre en mouvement, le rhum laisse apparaitre d’énorme vaisseaux, du haut desquels de grosses gouttes se forment et semblent tomber au ralenti, laissant derrière elles un épais film qui partira au bout d’un long moment.

Au nez c’est d’abord une odeur de sucre brun qui émerge (mélasse), épicée (pain d’épices), et même brûlée, comme mélangée à un bol de grains de café bien noir et tout juste torréfié. Suivi d’une odeur caoutchouteuse entêtante, de pneu brûlé, de vieux cuir, de réglisse, de feuille de tabac pour une amertume clairement assumée. Le rhum est puissant sur les épices qui sont fondues dans l’ensemble, très concentré, épais à souhait comme une sorte de glu, de résine.

A l’aération, on distingue des notes plus suaves de chocolat blanc et de fruits exotiques qui auraient éclatés sous un soleil devenu trop puissant (comme un air de réchauffement climatique en avance sur son temps). Les arômes fruités se font flottants, ils se baladent au dessus du précieux liquide formant une sorte de nuage, donnant du charme et une certaine aisance à ce solide gaillard. Et plus on attend, plus on patiente, et plus ce monstre se transforme en une docile créature… le temps lui réussit, l’attendrit et lui offre un corps plus rond comme si la bête laissait place à la belle, s’effeuillant dans un ballet séduisant, muant vers une sensualité affirmée mais toujours détrempée. Le fruité se fait alors rouge et acidulé, de la groseille, de la cerise noire.

L’odeur du début, si persistante, s’estompe jusqu’à passer en arrière plan, mais revient inéluctablement, dévoilant à l’occasion des petites doses de sensualité, des envolés florales. Oui ce rhum, à cet instant, devient envoûtant et ne semble jamais, Oh grand jamais, ne s’arrêter… Généralement, au bout d’un certain temps,  il ne reste qu’une odeur boisée et épicée, mais depuis prés de 2 heures il tient la route, infatigable fantôme du passé. Par peur de rester suspendu au dessus de mon verre pour un moment plus long encore, je tente la mise en bouche…

A cet instant finie la rigolade… fini le duo de la belle et la bête, c’est le retour de notre solide gaillard qui nous réveille et même nous assomme de sa puissance. J’avais presque oublié les 60°, berné par un nez sans fin et comme envouté… Mais ce rhum, une fois au contact de la peau, semble s’accrocher à chaque millimètre de surface qu’il foule : le palais, la langue, les dents et les gencives, rien ne lui résiste et il ne fait pas que tapisser votre intérieur, il le décape avant ça et ne vous lâche plus !

On retrouve ce caramel, toujours brûlé, ce café en mode expresso et un nuage de vanille, et cette amertume qui semble diriger l’ensemble : avec ces feuilles de tabac ou peut-être de thé donnant un goût légèrement aigre et aussi salin ; Le café est toujours là, comme au nez, et le fruité forcément moins présent vu l’influence du fût et de toutes ces années passées au contact du rhum. on peut reconnaitre quelques fruits exotiques tout de même et des agrumes, sous forme de zeste et même d’écorce pour encore revenir vers ce côté aigre/amer. Les épices se font poivrées, la bouche est beurrée.

Le final semble littéralement coller au palais, et le rhum reste là un bon moment comme suspendu, avant de descendre dans la gorge lentement, en laissant comme empreinte de son passage une trainée d’arômes. Puis on pense que c’est fini, qu’il est enfin temps de prendre du recul pour analyser plus finement la dégustation, mais non il revient le bougre, il remonte vos cavités les plus enfuies pour s’exprimer à nouveau, comme caché vicieusement avant un dernier rappel. Tel un artiste acclamé sur scène, il revient pour un dernier morceau, pour la consécration et le plaisir du spectateur déjà abasourdi.

Niveau dégustation, toujours ces saveurs amères, et le retour progressif des fruits en même temps qu’un goût beurré et minéral ; de la réglisse, du chêne, du sel. On sent et on goûte l’âge de ce rhum et son histoire de bout en bout…

L’impression reste, comme si c’était toujours coller au palais, pâteux en bouche et un verre d’eau n’y changerait rien, ou à peine. Comme s’il avait déposé une couche étanche, il vous séduit et ne vous lâche plus ; la belle et la bête revisité façon Demerara dans la jungle guyanaise.

Une fois vide, le verre développe encore des arômes, des épices (cannelle girofle, poivre blanc) encore très concentrées, et du café ! et ça dure très longtemps, quelques jours, preuve s’il en fallait encore une, de l’extrême concentration du rhum.

Une dégustation brut de bout en bout avec comme ressenti l’influence du fût, du bois et du vieillissement sous les tropiques, et sans pour autant goûter un ‘jus de bois’ comme certains l’imagineront, et c’est bien là le tour de force de ce rhum. On a cette amertume, ce côté aigre mais avec un bel équilibre, des arômes minéraux et fruités, et surtout une concentration sensationnelle. Le nez est splendide et très versatile.

Les mythes naissent toujours parce que quelque chose ne fonctionne pas. Parce qu’une marge est trop étroite, qu’un fleuve est trop large, qu’un doigt est trop fin, qu’une porte est fermée, que…

Ce genre de rhum n’arrive jamais au monde par hasard, et à l’immense mérite, le privilège, de fixer si ce n’est des règles au moins des expectations pour nos dégustations futures. Une preuve s’il en fallait qu’un rhum peut vieillir plus d’une vingtaine d’années sous les tropiques et rester exceptionnel… Et dire que certains embouteilleurs persistent à croire nous faire croire qu’un vieillissement continental sublime le rhum produit à des milliers de kilomètres de là… Mais l’art comme l’absurde naissent tous deux du hasard. Ensuite les mots s’en mêlent, et tout devient légende, c’est-à-dire mensonge. Ce Skeldon 1978 est une légende, et il arrivera bien un jour, dans quelques années voire quelques siècles, où on trouvera à dire qu’il n’était que mensonge, et qu’il n’a jamais existé… Note : 94.5

 

pour vous (et m’y) retrouver, concernant les notes:
90 et + : rhum exceptionnel et unique, c’est le must du must
entre 85 et 89 : rhum très recommandé, avec ce petit quelque chose qui fait la différence
entre 80 et 84 : rhum recommandable
75-79 POINTS : au-dessus de la moyenne
70-74 POINTS : dans la moyenne basse
moins de 70 : pas très bon

 

Comments
10 Responses to “Skeldon 1978”
  1. Julien dit :

    Merci pour ton site et pour ce sublime billet.

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  2. Henrik K. dit :

    Awesome review. Too bad these are either long gone or way too expensive on eBay 🙁
    Rest in piece dear Skeldon.

    5
  3. Oreylihin dit :

    On ne pourra probablement jamais en humer, ni en boire, mais il devrait quand même être possible de nous montrer sa belle robe nom de zeus ! :p
    Allez une petite photo du verre siouplait ! 😉

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  4. Cedric Dupuich dit :

    Superbe article

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  5. Ouki dit :

    Merci Cyril pour cette dégustation mythique, avec une prose toujours aussi somptueuse.

    Il ne nous reste plus, simples mortels, qu’à espérer que Lucas entre-ouvre encore, de temps à autres, les portes de sa cave; comme lors du dernier Whisky Live 😉

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  6. Ruminsky dit :

    Great review, Cyril.

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  7. Pietro dit :

    Wow, superbe vraiment, tu m’as fait rêver 🙂

    J’attend la bouteille maintenant…

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  8. Merci cyril de me remettre en bouche un si bon souvenir qui hélas restera très certainement trop court, unique et ultime…
    Mais un peu de nostalgie ça à du bon parfois !

    Merci et À+ !

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  9. Florent dit :

    Merci pour cette superbe note de dégustation. La je suis entrain d’attendre que mon sample respire un peu et je ne suis dit tient et si il y avait une dégustation de ce rhum sur durhum afin que je puisse comparer mes émotions aux tiennes

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