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Saint-Esprit
Voici un rhum lancé par André Teissèdre, un négociant bordelais qui maintiendra son nom pendant plus d’un siècle dans le monde des alcools en tout genre. Il fondera son affaire en 1867, et dans son catalogue, comme la plupart des négociants d’époque, du rhum : d’abord sous son nom propre avec un Rhum Supérieur, un Rhum Galité (égalité?), un rhum « vieux d’origine » nommé Supa, puis quelques autres rhums anecdotiques embouteillés plus tard, mais cette fois sous le patronyme allongé de A. Teissèdre & Co Successeurs Bordeaux.
Comme tout négociant qui se respecte, très peu d’informations seront venues jusque nous, et seule la visite de bibliothèques poussiéreuses pourrait sûrement nous en apprendre plus. Un rhum, cependant, marquera son histoire, à l’instar des Negrita, Charleston ou encore Foxland: le rhum Saint-Esprit. Comme ses homologues, il traversera le temps et jouira d’une image qualitative certaine, sortant sous différentes formes des années 20 aux années 80, rien que ça. Une preuve de plus, s’il en fallait, que Bordeaux fut au XIXème la capitale du négoce de rhum, the place to be. Le rhum Saint-Esprit ira jusqu’à marquer la façade d’un château d’eau situé à Blagon (sur la D106 entre Bordeaux et L’Océan) :
Dans son livre l’Histoire du Rhum, Alain Huetz de Lemps parlera du rhum Saint-Esprit sous ces quelques lignes : « Teissèdre dont le rhum Saint Esprit était réputé (…) »
Réputé à traverser des décennies, le rhum Saint-Esprit subira comme tant d’autres des transformations diverses, devant se plier aux mœurs de plusieurs époques, et remportant même son lot de médailles (médaillé d’or à l’Exposition Universelle de Bordeaux en 1895). En témoignent les changements d’étiquettes, où les traits bruts d’une femme effigie se transformeront en ceux d’une demoiselle beaucoup plus commune/passe-partout, aux traits fins et au sourire joyeux.
A voir les similitudes avec d’autres étiquettes d’époque, on peut en déduire que le négociant utilisera un visage déjà présent sur un autre de ses embouteillages :
Il y ajoutera progressivement des annotations anglaises (Finest dark Rum) dans le but évident d’une exportation (plus tard, sûrement dans les années 80 et au delà), et d’une production que l’on imagine alors en plein essor. Il en sera de même pour un rhum blanc à la fois ‘Grappe Blanche’ et ‘Finest White Rum’ pour plaire au plus grand nombre. Encore dans les années 80, 90, le rhum Saint-Esprit se fera cette fois ‘Grand Arôme’, signe, peut-être, d’un changement de recette, de rhum, ou plus sérieusement de perceptives mercantiles (rhum de pâtisserie). Ce n’est bien sûr pas le premier (ni le dernier) à finir de cette sorte, finissant invariablement dans les cuisines des ménagères ou dans les cocktails de bistrots ; une image porteuse et vendeuse devant systématiquement être usée à en perdre jusqu’à ses traits premiers.
L’habillage change lui aussi à travers le temps : les premières bouteilles de rhum Saint-Esprit rappelle au souvenir le « clissage », spécialité de Bordeaux qui consiste à habiller la bouteille de raphia (made in Gironde). Les mises en bouteilles plus récentes seront simplifiées, en faisant apparaitre cette fois le raphia sur l’étiquette, l’impression et l’image remplaçant déjà le travail artisanal et fastidieux du clissage. Le degré passera à travers le temps de 44° à 42°, pour finir fatalement à un classique 40° avec le changement de visage de l’étiquetage. Quant à l’origine du rhum, mystère, on sait juste qu’il s’agit d’une « Garantie Pure Origine », puis à celle un peu plus « précise » (les puristes apprécieront) de « Rhum d’Outre Mer’.
Côté réclame, le rhum Saint-Esprit répondra aux habitudes de l’époque, cendrier, buvard, porte-clé, et affiches d’artistes, dont la deuxième ci-dessous, signé J. Spring en 1919 (qui signera une autre peinture pour le Cognac Sorin dans les années 30).
Et les minis d’époque, vestiges d’un temps révolu qui vont nous permettre, ci-dessous, d’avoir un petit aperçu de ce Saint-Esprit, malgré les quelques pertes liées à l’évaporation des consciences.
La première (dans l’ordre des images ci-dessus) est la plus ancienne, avec vraisemblablement un verre soufflé à la bouche, fragile et rempli d’imperfections. Le rhum a plutôt bien vécu, la robe est acajou soutenu, tirant sur un bronze étincelant. disque en surface. Le rhum est gras et laisse sur le verre des jambes très grasses et par conséquent très épaisses.
Au nez, c’est tout de suite très concentré sur les fruits secs (raisins et pruneaux) fondus dans un mélange collant de caramel brûlé, de vanille, de tabac, de vin de noix et d’épices grillées (cannelle). Un rhum qui collerait presque au nez et qui laisse imaginer une bouche liquoreuse. Très plaisant et évolutif, on ne s’ennuie pas au dessus du verre, et c’est déjà beaucoup. Avec du repos de la réglisse noire. En bouche, justement, le rhum est huileux et une nouvelle fois concentré, il caresse littéralement le palais, d’abord sur les fruits secs, ensuite sur un chêne brûlé/braisé, assez tannique, du tabac brun et des épices chaudes et grillées (muscade, cannelle). Les fruits secs adoucissent la bouche qui reste assez agréable mais assez marquée par le bois (mais pas à outrance et d’une très belle manière). La fin de bouche est moyennement longue mais les arômes empyreumatiques restent assez tenaces et persistants, avec un boisé infini qui apporte une légère amertume, tout juste effacée par les fruits secs qui reviennent.
Un rhum assez racé, qui malgré une bonne dose de chêne laisse une très bonne impression et fait preuve d’une belle maîtrise. Note: 86
La suivante est plus classique et donc sûrement plus récente aussi ; capuchon en étain puis bouchon liège, bleuté sur le dessus et verre coloré (verdâtre) : niveau correct avant ouverture, le liège a fait ses preuves. Robe cuivrée et très brillante, d’apparence huileuse.
Au nez, c’est très -très- médicinal, mais fruité à la fois : orange, pêche abricot, très concentré, quelle opulence, un sirop pour dormir ? On s’éloigne du rhum, entre liqueur et médicament mais pas franchement déplaisant, avec une orange en force. En bouche, c’est huileux et tout aussi médicinal, étrange mélange de médicament et de chêne, dans lequel même l’orange a du mal à percer tellement c’est fort en bouche, du réglisse, du braisé, et une amertume, comme s’il y avait une mixture d’herbes (suze) assez prononcé, en plus d’agrumes acidulés (pamplemousse en force). La fin de bouche est persistante sur le chêne, braisé, et un goût de zan qui restera, tout comme l’amertume ressentie en bouche (pomelos, pamplemousse) mais que ce n’est pas simple à boire, ni même très agréable (mais pas impossible). J’ai hésité à avaler, mais le plus dur était passé.
Étonnant et tellement médicinal que cela ait eu du succès à l’époque parait invraisemblable ; très amer, herbes plus agrumes, et qui ressemble plus à une boisson alcoolisée qu’un rhum. L’alcool est pourtant bien là et le rhum n’a pas trop subi les épreuves de la conservation. Note: en dessous de 70 car pas très bon du tout.
3eme essai avec une mini sensiblement identique à la seconde (celle ci-dessus), à la différence prêt que le dessus (film en étain) est grisé et non bleu (bouchon liège aussi) : niveau aussi correct, reste à voir si le côté médicinal est aussi présent…intéressant. La couleur est une nouvelle fois cuivrée, mais beaucoup plus terne et tire même sur le rubis ; le rhum huileux, les larmes grasses.
Au nez, on retrouve le côté médicinal mais beaucoup moins puissant, avec cette fois des notes plus fruitées, rendant l’ensemble beaucoup plus agréable (et moins chimique) : raisins noirs, pruneaux, les fruits sont confits et assez lourds, les épices chaudes (cannelle, poivre gris) et caramélisées. Le chêne est légèrement braisé et caramélisé lui aussi, et le profil résolument grillé et lourd. Le repos laisse apparaitre des notes de fruits noirs, dont la cerise en tête, des arômes de grenadine et une réglisse noire. Cette concentration est impressionnante malgré plus d’un demi-siècle de conservation…quand on y pense , et même après une heure le rhum est toujours aussi causant. L’attaque est grasse et très concentrée, sur les fruits confits (sucrés) mixés avec un chêne braisé, caramélisé et une belle (grosse) dose de réglisse. Et quelle concentration, ça collerait presque au palais. Les épices (cannelle, poivre) soutiennent l’ensemble, du tabac aussi, et des fruits noirs qui apparaissent pour une bouche explosive. La fin de bouche est très longue, sur ces mêmes fruits confits d’abord, puis sur la réglisse, le tabac et les épices pour un moment chaleureux et durable, à l’infini.
Un rhum qui a su garder de sa splendeur malgré le temps, très concentré et bien équilibré, et qui laissera son empreinte aromatique longtemps après la dégustation. Un rhum sûrement coloré, voir traficoté ? mais qui devait effectivement beaucoup plaire à l’époque, dans la même lignée que beaucoup d’autres, avec cette palette riche et lourde où fruits noirs et réglisse tiennent une bonne place. Note : 85
4eme essai pour finir, avec une étiquette identique, à l’exception prêt que le visage dessiné est différent (traits et absence de boucles d’oreilles), et un film en étain rouge sur le bouchon. Plus récente ? mois ? mystère : niveau un peu plus bas. On est toujours sur cette même couleur cuivrée et cette robe huileuse.
Au nez, on est toujours sur un profil similaire de fruits noirs (raisin, pruneaux), de réglisse et de fruits rouges (cerise griotte), lourd mais fruité. Le chêne est fumé, les épices (cannelle) chaudes. En bouche, c’est une nouvelle fois concentré, huileux (moins gras que le précédent) sur un chêne fumé, de la réglisse et des fruits noirs. Un goût cendré ressort sur cette bouteille, agréable, pour une finale longue (moins que le précédent ici aussi) et chaleureuse (épices, chêne, fumé/tabac).
Encore un bon moment, même si moins concentré que la mini précédente, avec ce petit côté fumé/cendré assez agréable. Une nouvelle fois très bon, voire plus que le rhum précédent car moins écœurant. Note : 87
La dégustation de ces minis laissent à penser que le profil aromatique du rhum Saint-Esprit est resté fidèle au fil des années, contrairement à d’autres qui ont radicalement changé de recettes (rhum St Gilles par exemple). Des rhums à la belle concentration aromatique, au nez et en bouche, avec une finale délicieuse et gourmande. Du très vieux mais du très bon.
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Merci pour le voyage ! J’ai envie de faire le tour des petits cafés pour voir s’ils n’ont pas des vestiges comme ceux-là à la cave.
il doit y avoir quelques pépites