la route du rhum revisitée

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Garappa, brûle-ventre, rumbullion, frangorin ou autre raque : la « route du rhum » revisitée

Par Jean-Louis DONNADIEU

 

L’engouement pour le rhum que l’on constate depuis quelques années a entrainé bien des discours commerciaux prenant parfois des libertés avec les faits. Pourtant, les jalons fondamentaux de l’histoire du rhum sont connus, en témoignent par exemple le travail de référence d’Alain Huetz de Lemps (Histoire du rhum, 1997) ou celui, plus récent, de Frederick H. Smith (Caribbean Rum, 2005). Dans l’actuel contexte de mondialisation, de multiplication des lieux de production et – paradoxalement ? – de tentative d’uniformisation des goûts par certaines sociétés productrices, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler l’étendue du panorama et de faire aussi état de quelques acquis récents de la recherche. Car aux quelques « angles vifs » mis en avant par la publicité répondent nombre d’« angles morts », qui sont peut-être moins dans l’air du temps mais n’en existent pas moins. Essayons donc de passer en revue les grands jalons entre le XVIe et le XVIIIe siècles, car l’essentiel en est issu.

 


 


Les Ibériques d’abord

L’alcool issu de seule canne à sucre est fils de l’océan Atlantique, né dans le sillage des Espagnols et Portugais. Aux « Indes Occidentales » (bassin Caraïbe), ces Européens découvrent les boissons alcoolisées amérindiennes, « ouicou » (à base de manioc) et « mabi » (à base de patate douce) – sortes de bières, qui ne se conservent guère longtemps – et, de leur côté, amènent la canne à sucre. De fait, si cette plante est originaire d’Asie (Papouasie) – et a d’abord été développée dans le monde indien, chinois et polynésien, avant de voyager via les caravanes des commerçants arabes pour atteindre le monde méditerranéen –, on n’a, en l’état actuel des connaissances, pas de trace en Asie de distillation antérieure d’un alcool découlant uniquement de cette production de sucre. En revanche, c’est au XVe siècle qu’il revient aux Portugais d’acclimater la canne à sucre à Madère (vers 1420), dans l’archipel du Cap-Vert et dans les îles de Saint-Thomas-et-Prince, et aux Espagnols dans l’archipel des Canaries (vers 1480). C’est dans ces îles de l’Atlantique que se développe progressivement le modèle de l’habitation-sucrerie esclavagiste, vite transposé aux Amériques : une production de sucre de canne est effective à Hispaniola (Santo Domingo) dès 1505 et au Brésil à partir de 1516.

Revoyons le contexte : les voyages par bateaux à voile durant longtemps, se posait à bord le problème de l’eau qui croupissait ; il fallait disposer de breuvages pouvant tenir longtemps sans rendre les marins malades. Surtout, aux Amériques, alors que l’importation de vin et d’eaux-de-vie d’Europe revenait cher, produire des boissons alcoolisées à partir de ressources locales apparait logique.

La première consommée a probablement été la plus simple, à savoir du simple jus de canne fermenté – ce qui titre entre moyenne entre 5 et 6% vol. d’alcool (que l’on songe, par analogie, aux bières et cidres d’Europe).

Mais se pose immédiatement le problème de la conservation dans le temps, car les liquides fermentés issus du jus, comme du reste ceux issus de mélasses diluées (pouvant atteindre 10 à 12% vol. ?), aigrissent vite. Quand on sait que la stabilité n’est atteinte qu’avec une concentration minimale d’alcool de 16% vol., on voit dans le cas qui nous occupe qu’il est nécessaire de distiller pour y parvenir.

« Il est fort possible que les Portugais ou les Espagnols aient pratiqué la distillation dès le XVIe siècle dans les îles de l’Atlantique (…) ou dans leurs colonies d’Amérique, mais les premières mentions datent du début du siècle suivant » indique Alain Huetz de Lemps (Histoire du rhum, p. 17). Il est vrai que faire passer une recette à la postérité n’a pas été la préoccupation première de ces aventuriers ; l’avidité du lucre, la jouissance immédiate et l’ambition de se tailler une place au soleil les préoccupaient bien davantage. On peut cependant, de biais, préciser un peu. Dans The Slave Trade (1997), étude de référence du trafic négrier, Hugh Thomas signale (partie I, chap. 5) que si la canne à sucre et la vigne prospèrent à Madère, le peu de canne parvenant à pousser dans les îles du Cap-Vert va servir à une production d’alcool (dès la deuxième moitié du XVe siècle semble-t-il). Scrupuleux sur sa documentation, Hugh Thomas n’écrit pas à la légère, mais ne fait qu’évoquer le fait, ce qui mériterait approfondissement (il parle de production de rhum, mais c’est aller un peu vite…). En revanche, le père Bartolomé de Las Casas, dans sa monumentale Historia de las Indias (écrite dans les années 1550 et restée inédite de son vivant, publiée seulement au XIXe siècle), indique clairement, avec son habituel ton de la dénonciation, la situation à Cuba et Hispaniola au tournant des années 1510-20 : « Depuis qu’ils [les maîtres] les ont mis [les esclaves] dans les sucreries, de par les tâches harassantes dont ils [les esclaves] ont pâti et de par les breuvages qu’ils [idem] ont faits et bus avec des sirops de canne, ils ont trouvé la mort et la pestilence, et ainsi beaucoup d’entre eux mourraient chaque jour » (Livre troisième, chapitre CXXIX). Bien sûr, le travail forcé pouvait tuer, et l’abus d’alcool aussi. Mais, au-delà de la condamnation morale, quelles productions buvaient-ils réellement ? Des sirops (« mieles de cañas » en castillan) simplement fermentés ou un produit plus fort ? Rien n’est précisé. Et quid de la maîtrise du procédé de distillation ? En tout état de cause, les esclaves issus d’une Afrique où les boissons alcoolisées n’étaient pas inconnues se rabattaient sur ce qu’ils trouvaient outre-Atlantique… et que les maîtres autorisaient à faire et consommer, les contrôlant… et se servant peut-être au passage.

Le religieux déplore ce qu’il a observé ; faut-il y voir une simple condamnation de principe, car l’alcool et l’état d’ivresse consécutif encourageraient le commerce avec le Malin ? Fait-il aussi allusion à une production dans des conditions sanitaires encore précaires, donnant un produit éventuellement toxique (et quid des mouches qui peuvent tourner autour des sirops ?) ? Les deux interprétations ne sont pas contradictoires. Soulignons par ailleurs le paradoxe apparent, quand on sait que, des siècles durant, les alcools forts vont être considérés comme ayant des vertus médicinales pour lutter contre les maladies (aqua vitae, « eau-de-vie », ainsi que les nomme le médecin catalan Arnaud de Villeneuve au XIIIe siècle, découvreur du principe du mutage du vin de muscat ; on parle aussi de « cordial »… Quant à la croyance à l’effet remontant, au « coup de fouet », elle a la vie dure jusqu’à aujourd’hui).

Pour en revenir aux tous débuts de l’alcool de canne, il convient de remarquer que, dans le monde lusophone, la prudence d’Alain Huetz de Lemps reste pour l’instant de mise, tant pour les îles de l’Atlantique qu’au Brésil.

Dans cette grande colonie apparaissent la « garapa » (ou « garappa ») – qui se compose de jus de canne fermenté, éventuellement additionné d’autre(s) chose(s) – ainsi que la « cachaça » issue de la distillation de cette garapa (on y trouve notamment des céréales grillées mêlées au jus). On entend parfois que les premières distillations aux Amériques ont eu lieu au Brésil dans le premier tiers du XVIe siècle ; cela reste discutable car non prouvé. Retenons l’essentiel : la cachaça est faite dès le départ à partir de jus de canne additionné de céréales et c’est ce mélange après fermentation qui est distillé. Il ne s’agit donc pas d’un alcool « pure canne » ; au bout du compte, il y a autant de cachaças que de mélanges différents au départ, la question à se poser étant d’abord la raison de ce mélange : se rapprocher d’un alcool africain plus familier des esclaves, ne pas trop consommer de jus de canne pour une production accessoire (priorité à la fabrication du sucre !) ou adoucir un distillat au départ agressif de par le côté rudimentaire des premiers alambics et une manière approximative d’opérer ? Débat ouvert.

 

XVIIe siècle : cacophonie caribéenne

Non seulement les tous débuts demeurent incertains, mais on constate avec Frederick Smith, que le vocabulaire pour désigner l’alcool de canne ne cesse de fluctuer durant deux bons siècles au moins, illustration des tâtonnements, essais et recettes diverses, et ce partout où pousse la canne à sucre. A cela plusieurs raisons, notamment le principe du système dit de l’Exclusif (une colonie ne doit commercer qu’avec sa mère-patrie), la barrière des langues et la lenteur des communications, dans un monde aux distances prodigieuses en ces temps de marine à voiles. Il n’en demeure pas moins que l’inventivité est partout. Si on ignore le titrage en alcool comme le procédé précis de fabrication de ces premières boissons, on sait cependant qu’en 1596, Layfield, l’aumônier d’un corsaire anglais, de passage à Puerto Rico, y signale l’existence de « guacapo » ou « guarapo » (fait à partir de mélasses et d’épices). Les termes dérivés (« garappa » au Brésil – déjà rencontré –, « grippo » à la Barbade, « grappe » dans les territoires français) sont utilisés à différents moments, pour désigner probablement des liquides différents (ainsi, dans les colonies françaises, grappe – et « râpe » – finissent par nommer le mélange à distiller ; chez les Anglais, on parle de « wash »).

Et ce ne sont pas les seuls termes ! A la fin de la décennie 1630, le jésuite Jacques Bouton relève qu’en Martinique « ils [les esclaves] aiment fort l’eau-de-vie, qu’ils appellent du brûle-ventre » (Relation de l’établissement des Français depuis l’an 1635 en l’île de la Martinique…, Paris 1640, p. 101).

Ce n’était certainement pas des liqueurs fines de France que les maîtres donnaient à leurs esclaves mais un alcool local, ce qui sous-entend que la canne à sucre – déjà implantée dans l’île avant la prise de possession française – y est en production dès cette époque (c’est au même moment que démarre aussi pareille culture à la Barbade). Un alcool encore maladroitement fait, qui a tout du tord-boyaux semble-t-il.

Le mot « rum », pour sa part, est utilisé pour la première fois dix ans plus tard, en 1650, dans un contrat de plantation concernant l’habitation Three Houses, dans la paroisse Saint Philip de La Barbade, où se trouvent quatre citernes « for liquor for rum » (« pour liqueur de rhum »). « Rum » serait l’abréviation de « rumbullion » (« charivari »), selon l’effet renversant qu’il ferait à certains. C’est du moins l’association faite par un auteur longtemps considéré comme anonyme et que Frederick Smith a identifié comme Giles Silvester, un des premiers résidents à la Barbade, qui dans un mémoire (A Breife Discription of the Ilande of Barbados de 1651), indique : « la denrée principale qu’ils font dans l’île est le rumbullion, alias kill devil [tue-diable], et c’est fait à partir de cannes à sucres distillées, une liqueur brulante, infernale, infame ». Résidant à la Barbarde à la même époque pour fuir la guerre civile qui touche l’Angleterre, le voyageur Richard Ligon va indiquer dans son récit A True and Exact History of the Island of Barbadoes (paru en 1673) : « la boisson de l’île qui est faite des écumes des chaudrons où a bouilli le sucre est appelée tue-diable » (p. 27). Ce « kill devil » aurait donné par déformation « guildive » en français.

L’intérêt du témoignage de Ligon réside aussi dans les douze lignes que l’auteur consacre (p. 92-93) à décrire sommairement le procédé de distillation à repasse et de vérification de la teneur en alcool (au fait que la flamme d’une bougie enflamme le distillat). Observons qu’on a encore affaire à quelque chose d’économiquement marginal ; ainsi, deux décennies plus tard environ, dans son Present State of His Majesty’s Isles and Territories in America (édition de 1687), Richard Blome indique que la richesse principale des Antilles anglaises est le sucre, et ne mentionne l’existence de kill devil et de punch que de façon anecdotique, comme boissons locales à la Barbade, sans plus de précision (p. 37).

Ce n’est pas tout. D’autres expressions sont encore utilisées, qui ne recoupent pas non plus la même chose. Ainsi, le père Maurile de Saint-Michel, qui a séjourné à Saint-Christophe vers 1646, mentionne dans son Voyage des isles camercanes en l’Amérique… (Le Mans, 1652), non seulement l’importation d’alcools européens ainsi que le procédé de fabrication du sucre – sous contrôle du gouverneur, qui en a monopole (p. 119-120) – mais fait aussi mention de la consommation de « vin de canne de sucre » (p. 65) dont il donne plus loin la recette succincte (p. 120) : « on fait bouillir ce jus de canne avec du gingembre, du jus de citron et de l’eau ; ces deux derniers froids corrigeant la chaleur des deux premiers. Ce breuvage se boit quand il est froid. Monsieur le Général [gouverneur] en fait remplir des pipes [barriques] et en retire grand profit, en les faisant vendre ès magasins. Il est plus agréable à boire qu’il n’est sain » (même préoccupation sanitaire que chez Las Casas… Notons au passage que chez d’autres auteurs, plus tard, « vin de canne » peut simplement désigner le vesou fermenté). Quant au pasteur protestant Charles Rochefort, dans son Histoire morale des îles Antilles de l’Amérique (Lyon, 1667), il indique aussi « la manière de faire le sucre » (tome 2, chap. 5, p. 119-122) et, au passage, sans nommer le liquide obtenu, précise : « la première écume qu’on enlève des grandes chaudières ne peut servir qu’au bétail, mais l’autre [seconde écume] est propre pour faire le breuvage des serviteurs [engagés pour trente-six mois] et des esclaves » (p. 121).

Autre témoignage, celui du père Jean-Baptiste Du Tertre, dans son Histoire générale des Antilles habitées par les Français (Paris, 1667) – souvent citée pour sa gravure montrant une sucrerie équipée d’une rudimentaire « vinaigrerie » (= distillerie) –, parle lui-aussi rapidement (tome 2, p. 124-125) de la fabrication d’alcool de canne : « Les cannes brisées et épuisées de leur suc, aussi bien que les écumes, ne sont pas inutiles, car pour les écumes des secondes et troisièmes chaudières, et tout ce qui se répand en le remuant, tombe sur le glacis des fourneaux et coule dans un canot où il est réservé pour en faire l’eau-de-vie. Les nègres en font des boissons qui enivrent et dont l’on a un assez bon débit dans les îles, le sirop mélasse, ou composte, est encore une assez bonne marchandise, dont l’on fait des pains d’épice en Europe. J’en ai vu mettre dans du ouicou, ce qui le faisait bouillir et le rendait aussi fort que la meilleure bière des Flandres. Pour les cannes brisées, elles servent à engraisser les porcs, ce qui en rend le lard et la viande excellente. Le suc des cannes qui n’ayant pas été mis assez promptement dans les chaudières devient aigre, étant mêlé avec de l’eau, bout et fait une boisson que l’on appelle le vesou, qui se débite fort bien dans les îles et tous ces petits ménages doivent défrayer toute la famille d’une sucrerie bien réglée ».

On le voit : pour le père Du Tertre, l’alcool de canne est d’abord affaire d’esclaves (sous surveillance de leurs maîtres), et on peut noter au passage une curieuse utilisation du mot « vesou » comme boisson distillée alors que, très largement, cela désigne le jus frais pressé de la canne… Par ailleurs, on voit aussi apparaître dans les colonies françaises le terme de « tafia » (de ratafia ?) pour désigner l’alcool de canne. Le « punch » déjà aperçu (d’origine indienne ?) désigne un mélange d’alcool de canne et d’autres composants (jus de fruits, épices diverses…) ; peut-être s’agit-il alors d’assouplir la rugosité de ces premières distillations effectuées dans des alambics rudimentaires (sans oublier que l’ajout de céréales ou de fruits comme des oranges sauvages dans le moût avant distillation peut aussi y participer) ? Toujours est-il que ce principe de mélanges avant ou après distillation va être appelé à un bel avenir, à partir d’une base qui s’y prête tout particulièrement, ce qui fait le bonheur de la « mixologie » d’aujourd’hui (que l’on songe aux planteurs, punchs, cocktails et autres rhums arrangés…).

 

Alertes !

Au-delà des tâtonnements et essais en tous genres, certains événements politiques et/ou commerciaux ont leur influence, à commencer par le conflit entre Néerlandais et Portugais pour le contrôle du Brésil. Vaincus en 1654, les Bataves et des juifs marranes portugais fuyant une reprise en main trop catholique vont s’installer ailleurs aux Amériques. Certains vont atteindre la Guadeloupe et la Martinique et utiliseront leur savoir-faire pour non seulement s’implanter mais donner une impulsion considérable à la production de sucre, encore maladroite dans ces contrées.

Les conflits latents entre pouvoir royal et colons plus ou moins autonomistes conduisent ainsi à des tensions, comme par exemple l’épisode brésilien connu sous le nom de « Guerre de la cachaça » (1660-61) menée par des négociants de Rio de Janeiro, notabilités locales, contre le règlement royal imposant la consommation de vins portugais. Surtout, un siècle plus tard, dans les colonies anglaises d’Amérique-du-Nord, semblable querelle va se révéler lourde de conséquences, ainsi qu’on va le voir plus loin. Ces treize colonies anglaises d’Amérique-du-Nord sont progressivement devenues à la fois un grand marché de consommation de spiritueux… mais aussi de production (un certain Emmanuel Downing, de Salem, Massachussetts, aurait importé des mélasses des Caraïbes dès 1648 ; on sait de façon assurée qu’on en distillait au Rhode Island dès 1684). Parallèlement, qui dit consommation, dit aussi excès, partout, l’alcool n’étant pas sans danger et pouvant conduire aux pires comportements comme à la mise en péril de la santé. Dès 1654 le gouverneur du Connecticut interdit l’importation de « rhum, tue-diable ou autres »). Le Code noir français (1685) interdit la distribution de tafia comme nourriture aux esclaves (article 23 ; mais des préoccupations d’ordre public peuvent ne pas être étrangères à la question). La couronne espagnole quant à elle va même jusqu’à interdire (8 juin 1693) toute production d’alcool dans ses colonies, élargissant ainsi des interdictions locales antérieures… Cette décision est suffisamment efficace pour que les territoires ibéro-américains ne démarrent une grande production rhumière qu’au XIXe siècle. Réaction inévitable aux interdits : un commerce clandestin va se développer, impliquant toutes les nationalités, et notamment en direction des territoires espagnols et britanniques.

Pareille contrebande assure aussi un débouché pour les productions d’eaux-de-vie et de mélasses des colonies françaises, depuis que Louis XIV a interdit (1713) l’importation des spiritueux coloniaux en métropole – déjà contingentés depuis 1680 – pour protéger les eaux-de-vie de vins du royaume d’une concurrence  jugée menaçante (la distillation dans le royaume de mélasses importées est également prohibée).

Il faut dire qu’après le conflit de la Ligue d’Augsbourg (1689-1967), le Royaume-Uni avait fermé ses portes aux eaux de vies françaises, ce qui se révélait un manque à gagner pour la France. Mais, en conséquence de cette décision de 1713, la production de guildives et tafias dans les colonies françaises s’en trouve fortement découragée, réduite officiellement à satisfaire un marché de consommation locale ou en direction du Canada ou les îles françaises sur la route des Indes… Il en arrive aussi un peu dans le royaume – dans le courant du XVIIIe siècle – via des filières fort discrètes ; ainsi, l’universitaire canadienne Bertie Mandelblatt a rappelé l’importance du mémoire de 1751 du négociant Jean-Baptiste Gastumeau dénonçant les cargaisons de guildives arrivant clandestinement à La Rochelle.

Résumons-nous : au tournant des années 1700, l’eau-de-vie de sucre, qu’elle soit « pure canne » ou mâtinée d’ajouts (céréales, épices, fruits), apparue dans le monde atlantique, devient affaire courante ; mais elle n’a pas encore de nom générique, d’autant que les méthodes de productions peuvent varier, sans compter que le sens des mots peut évoluer selon les époques (ce qui ne facilite pas la tâche de l’historien et peut conduire à des interprétations hasardeuses !). Mais les choses vont nettement évoluer au siècle suivant.

XVIIIe siècle : le « grand bond » (qualitatif) en avant

Parallèlement à l’augmentation considérable de la production sucrière aux Amériques – et, partant, des volumes de mélasses résiduelles pouvant être distillées –, le siècle suivant va être celui de l’amélioration qualitative, de par un intérêt plus grand porté aux équipements, et aussi – dynamisme des marchés porteurs aidant – de par la recherche progressive d’un standard, d’un étalon, qui réponde à une demande croissante.

Observons d’abord que l’expérience acquise permet la publication de traités techniques détaillés, bien plus précis que les quelques observations consignées dans les récits publiés au siècle précédent.

Le premier traité de référence de fabrication de sucre aux Amériques semble être celui du jésuite Andre João Antonil, sous le titre Cultura e opulencia do Brasil por suas drogas e minas (Lisbonne, 1711). La garappa – en tant que simple jus de canne fermenté – y est indiquée en remarque incidente au chapitre 10, comme boisson et objet de troc alimentaire : « Les nègres prennent cette écume pour faire leur « garappa », qui est la boisson qu’ils préfèrent et contre laquelle ils échangent avec certains de leurs compagnons farine, bananes, manioc et haricots ; ils la conservent en pots jusqu’à ce qu’elle perde sa douceur et fermente, parce qu’ils disent alors qu’elle est à point pour être bue ; plaise à Dieu que ce soit avec mesure et non jusqu’à l’ivresse ! La dernière écume de l’ultime mélasse, qui est la dernière purification du sirop de canne, ils l’appellent « claros » [« clairs »]. Et ces « clairs » mélangés à de l’eau fraiche, on en fait une délicieuse boisson qui rafraichit et désaltère lors des grosses chaleurs » (p. 68-69).

Le jésuite ne dit rien sur la distillation de la cachaça… et on peut se demander si le « claros » n’est vraiment que simple sirop dilué (quel rapprochement faire avec le « clairin » d’Haïti ?).

Sur la fabrication du sucre, d’autres ouvrages vont suivre, comme L’Art du raffineur de sucre de Duhamel de Monceau (1761), lui-aussi silencieux sur le traitement des mélasses non cristallisables.

Cela étant, dans le domaine des spiritueux, paraissent aussi des références instructives montrant qu’une étape est bien franchie : terminé le tue-diable, vive le rhum ! Un certain George Smith, distillateur, publie en 1725 A compleat body of distilling… ; si, dans cet ouvrage, il ne parle de « molossus brandy » (« eau-de-vie de mélasse ») p. 7 et de « punch » que de façon lapidaire, il va nettement se rattraper quatre ans plus tard en publiant The nature of fermentation explain’d : with the method of opening the body of any grain or vegetable subject, so as to obtain from it a spirituous liquor : Exemplified by the process of preparing rum, as ‘tis manag’d in the West-Indies… (Londres, 1729) ; il s’agit d’un opuscule de 56 pages qui peut, en l’état actuel des connaissances, être considéré comme le premier traité détaillé de distillation de rhum : on y compte douze pages (de la 15 à la 27) sur la distillation proprement dite, à repasse. L’auteur témoigne de visu, s’étant rendu aux Indes Occidentales (à la Barbade très probablement) : aération des grappes pour favoriser la fermentation, premier passage pour récupérer un premier distillat (« low wines ») à rectifier par un second passage et aussi éviter les mauvais goûts. Tout est passé en revue avec, incidemment, cette phrase soulignant l’importance et l’expérience des esclaves noirs : « Celui qui veut obtenir un rhum aussi proche possible de ce que notre climat autorise [en Angleterre ?] ne doit pas s’appuyer de trop sur des fantaisies mais suivre la pratique des Noirs, et alors il aura une bonne chance d’obtenir ce goût particulier qui émane des effluves huileuses évoluées (ou brûlées) se mélangeant avec les spiritueux ». On a ici un nouveau témoignage indiquant qu’il ne faut pas réduire les esclaves au simple rang de buveurs ; ils sont aussi détenteurs d’un savoir-faire reconnu en matière de fabrication d’alcool (Las Casas le laissait déjà entendre). Signalons aussi l’usage qu’ils peuvent éventuellement en faire lors de discrètes cérémonies de cultes africains, ou en médecine empirique pour nettoyer les plaies…

Pour en revenir aux progrès du processus dans les premières décennies du XVIIIe siècle, on observe clairement, côté britannique, un souci d’une amélioration qualitative, qui passe par l’évolution des préparations à distiller (on ne se contente plus de traiter seulement les mélasses résiduelles), et aussi par la nette amélioration du matériel : une capacité de plus en plus grande des cuves en cuivre (300 gallons, soit 1200 litres, au minimum ; c’est souvent bien plus selon Frederick Smith), une plus grande longueur des cols de cygne et des serpentins en étain. Pareil dispositif permet d’éviter certains goûts indésirables de brûlé, de rouillé…. Déjà, fin XVIIe-début XVIIIe siècle, Le père Jean-Baptiste Labat avait pressenti le problème et apporté un début de solution, adaptant l’alambic charentais aux exigences de la canne en élargissant la capacité de sa « cucurbite » (chaudière) et en améliorant la condensation des vapeurs qui en sortaient pour les enrichir davantage en alcool (par un tissu mouillé ; avoir de l’eau fraîche à disposition pour refroidir l’appareillage est du reste un problème récurrent). De plus, Frederick Smith l’a aussi souligné, il y a désormais chez les Britanniques la volonté de réguler la concentration alcoolique et d’éliminer ce qui, en tête et en queue de distillation, n’est pas bon. Et ce indépendamment de la méthode elle-même, car si on distille à repasse à la Barbade par deux alambics, on le fait en continu à la Jamaïque, par exemple. Quant à la mesure de la « preuve » (importance du degré d’alcool), après celle « de Hollande » et celle « de Londres » empiriquement fondées sur la combustion de poudre à canon humectée d’alcool de canne, ou celle de la goutte d’huile (qui doit tomber au fond, l’alcool étant plus léger), on voit apparaître au milieu des années 1770 les premiers aréomètres, dits alors « pèse-liqueur » (français… et concurrents : Baumé et Cartier ; le modèle anglais Sykes n’existe pas encore).

Autre illustration : le distillateur Ambrose Cooper, dans son traité The Complete Distiller, paru à Londres en 1757, fait explicitement référence au Traité raisonné de la distillation du français Antoine Hornot, paru quatre ans plus tôt (sous le pseudonyme de Déjean) et qu’il adapte pour un lectorat britannique. Contraste manifeste : si Hornot expédie le tafia en quelques lignes (voir annexe), Cooper parle de mélasses, de rhum et « d’esprit [ou spiritueux] de sucre » sur plusieurs pages. A propos de rhum, on y lit (chap. XIX) : « Le rhum diffère de ce que l’on appelle simplement esprit de sucre, du fait qu’il contient davantage de parfum naturel, ou huile essentielle de la canne à sucre ; une bonne part de jus cru, et même souvent des morceaux de la canne elle-même étant mis à fermenter dans la liqueur, ou solution avec laquelle le rhum est préparé » (p. 80). Quant à « l’esprit [ou spiritueux] de sucre », il le définit ainsi : « Par esprit de sucre, nous voulons dire celui extrait des lessives, écumes et résidus de la raffinerie de sucre » (p. 83), précisant : « et si l’opération est effectuée avec soin et l’esprit [spiritueux] bien rectifié, il peut être mélangé avec des eaux-de-vie de vin étrangères, et même de l’arak [alcool produit en Orient] en grande proportion, pour un grand avantage ; parce que ce spiritueux sera trouvé supérieur à celui tiré des mélasses, et par conséquent davantage propice à ces usages » (mélanges et assemblages sont toujours là au tournant !).

De fait, les Britanniques n’ont pas d’eaux-de-vie de vin à protéger ; l’alcool de canne – qui a désormais pris chez eux le nom de « rum » – connait dans leur univers un succès grandissant, peut-être stimulé par le fait que la ration du marin britannique en comprend (depuis 1655, et ce jusqu’en… 1970). Cela étant, c’est le rhum des Antilles anglaises qui est favorisé, pas celui des autres. En principe…

Car on voit que dans les treize colonies anglaises d’Amérique du Nord, la consommation de spiritueux ne cesse d’augmenter ; or la production des Indes Occidentales anglaises comme l’importation des mélasses résiduelles – distillées à Boston, Providence ou New York – ne suffisent pas à satisfaire la demande. Résultat : prenant des libertés avec l’Exclusif, les négociants de ces territoires viennent discrètement s’approvisionner en matière première chez les Français, les Hollandais ou les Danois, voire en alcool de canne tout prêt s’ils le trouvent à leur goût. La monumentale thèse de John Mc Cusker (Rum and the American Revolution, 1970) a bien montré toute l’importance de ce marché porteur, la complexité des circuits et le contournement des mesures de plus en plus coercitives que tente d’appliquer la douane anglaise. Avec en effet boomerang une colère de moins en moins rentrée des colons américains envers la couronne britannique, ce qui va peser lourd dans la rébellion des Insurgés dès 1775 (la version d’une révolte contre les taxes sur le thé est réductrice !).

 

Réveil français

A l’occasion de la guerre dite de Sept Ans (1756-1763) les Anglais occupent la Guadeloupe (de 1759 à 1763) et la Martinique (en 1762), y introduisant leur façon de distiller (préparation des grappes et matériel plus performant) dans des territoires où, rappelons-le, l’initiative a été jusque-là fortement découragée par les mesures de 1713. Le Canada perdu en échange du retour de ces Petites Antilles dans le giron français (au grand soulagement des planteurs britanniques, qui voyaient d’un mauvais œil cette possible concurrence en cas d’annexion), les distillateurs français vont, progressivement, se mettre à suivre ce goût anglais. Et ce d’autant plus que, sous la pression de négociants et planteurs, le pouvoir royal commence à assouplir l’Exclusif. Qu’on en juge.

  • 18 avril 1763 : autorisation d’exporter sirops et tafias vers l’étranger ;
  • 29 juillet 1767 : autorisation aux étrangers de commercer dans deux ports, l’un à Saint-Domingue, l’autre à Sainte-Lucie ;
  • 14 mars 1768 : autorisation pour un an de transit des tafias en métropole acquis en échange de morue sèche de Saint-Pierre-et-Miquelon, pour être réexpédiés à l’étranger ;
  • 6 mars 1777 : autorisation élargie de transit des tafias en métropole, pour qu’ils soient réexpédiés vers des pays étrangers clients.

Dans les Antilles françaises, des producteurs de sucre se mettent donc à vendre de plus en plus ouvertement leurs mélasses, leurs sirops et parfois leurs tafias (évidemment vendus plus chers que la matière première, voir la prose de l’avocat Hilliard d’Auberteuil à ce sujet dans mon article Du grand gosier au connaisseur…) ; on connait aussi le rôle des frères de la Charité de Saint-Pierre (Martinique), et soulignons l’élan de Saint-Domingue, lui-aussi amorcé avant 1776. Qui plus est, à partir de cette année-là, les perspectives de marché sont encore plus stimulées par la guerre d’indépendance des futurs Etats-Unis, qui chamboule tout. Saint-Domingue connaît alors un élan considérable : entre 1776 et 1789 le nombre de guildiveries aurait triplé (voir Effets d’annonces à Saint-Domingue), mouvement que les autorités coloniales accompagnent en 1786 pour encourager encore davantage cette distillation à l’anglaise afin de conquérir encore plus de parts du marché nord-américain… ou européen – France encore exceptée (voir Adieu guildive, adieu tafia…). Il est par ailleurs significatif que le premier Français à publier un ouvrage technique uniquement sur la manière de faire le rhum, Michel Soleirol, l’ait fait à la Jamaïque où il était employé comme distillateur, écrit en anglais et tiré (par souscription) en 116 exemplaires, en 1777. Les Affiches Américaines (gazette de Saint-Domingue) vont publier l’essentiel de cet Essai sur les rumeries (sic), traduit en français, dans les éditions des 4, 18 et 25 février 1786, en soutien au mouvement que connait alors la grande colonie. Cependant, cet élan s’interrompt brutalement à partir de 1791, la Révolution haïtienne ayant éclaté. Conséquence inattendue aujourd’hui : le clairin d’Haïti garde trace des pratiques d’un autre temps, avec ses micro-distilleries, ses méthodes d’artisanales et sa canne « cristalline ». Une sorte de « parfum rétro » actuellement redécouvert par les amateurs.

En ce qui concerne la métropole dans les dernières années d’Ancien Régime, la surveillance du trafic des spiritueux coloniaux reste toujours de mise : le tafia n’est officiellement autorisé d’importation que pour être aussi redistribué dans d’autres pays, ou pour servir au commerce négrier (tout comme les Anglais d’Amérique le font avec leurs rum boats filant vers l’Afrique de l’Ouest, et les Portugais du Brésil en embarquant leur cachaça pour l’Angola ou le Mozambique)/

En fin de compte, le vocabulaire, s’il fluctue toujours et n’abandonne pas les termes précédents, encore vivaces, tend cependant, dès le milieu du XVIIIe siècle, à mettre en avant le terme de « rum » (ou « rhum » – on trouve les deux graphies dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, publiée entre 1751 et 1772). Importance du marché anglo-saxon oblige, ce mot s’impose progressivement comme standard (que l’on pense aussi à la consécration progressive du méridien de Greenwich comme repère de référence pour l’établissement de la longitude et des fuseaux horaires, illustration de l’influence de la marine britannique). Cela étant, il est manifeste que l’intelligentsia française, sensible à l’anglomanie, est au moins au courant de l’existence du rhum, le voit comme une curiosité exotique et s’y intéresse un peu – alors que dans les colonies françaises l’alcool de canne a encore du mal à se défaire de l’image de boisson grossière, sauf chez les esprits pionniers. Le tout sur fond de débats entre ceux qui soutiennent que jamais les eaux-de-vie coloniales n’égaleront celles du royaume et ceux qui affirment le contraire, et surtout entre partisans du maintien du protectionnisme métropolitain et ceux favorables à sa levée.

Voilà donc pour les grandes étapes du rhum avant Révolutions politiques et industrielles… Une histoire du côté atlantique, s’entend. Car cette vision néglige un autre côté du monde, celui de l’océan Indien.

 

Pendant ce temps, en Asie et aux Mascareignes…

Quant Vasco de Gama atteint les Indes en 1498, il n’est ni attendu ni réclamé par ce monde asiatique qui, depuis les lustres, échange maintes marchandises dans un « commerce d’Inde en Inde » où les Européens, progressivement, vont s’incruster – voire parfois s’imposer – en payant avec l’or et l’argent des Amériques les marchandises qu’ils convoitent : épices, porcelaines, soieries et « indiennes » (tissus imprimés), cauris (monnaie d’échange pour le trafic négrier) mais aussi… sucre de canne, le cas échéant.

Dans d’importantes zones de pays correspondant aujourd’hui à la Chine, l’Inde, la Birmanie (Myanmar), la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines ou l’Indonésie, la canne à sucre pousse et leurs habitants n’ont rien à apprendre des Européens quant à l’extraction des précieux cristaux doux qui font le délice des tables. Des alcools blancs circulent aussi, répondant au nom générique, d’origine arabe, de « rak » ou « arak » (voire « raki »). Un nom « fourre-tout », mais qui oblige à s’y attarder. Au milieu du XVIIIe siècle, qu’en sait-on en Europe ? Peu de choses, mais suffisamment pour que L’Encyclopédie en parle : « RACK ou ARAK, Liqueur spiritueuse très-forte, que les habitants de l’Indoustan [nord des Indes] tirent par la fermentation et la distillation du suc des cannes de sucre, mêlé avec l’écorce aromatique d’un arbre appelé jagra. (…) Cependant on prétend que ce rack ou arak est une eau-de-vie tirée du riz par une distillation qui vraisemblablement a été mal faite, à en juger par le goût d’empyreume ou de brûlé qu’on y trouve. (…) Quoi qu’il en soit, les voyageurs semblent s’être beaucoup plus occupés de boire ces liqueurs dans le pays, que de nous les faire connaître ».

En fait, autant de lieux de production, autant de recettes possibles ; on trouve des araks des Balkans au Proche-Orient, souvent à l’anis ; on va aussi trouver de l’anis étoilé (badiane) dans des araks faits par des Chinois. Bien d’autres ingrédients peuvent s’y trouver : riz surtout, mais aussi sève de palmier ou de cocotier, écorce d’acacia, fruits divers… et donc parfois aussi sucre, et ce probablement depuis longtemps (en Inde déjà sous Akbar-le-Grand (1542-1605) ?). Dans son Mémoire sur la fabrication des eaux-de-vie de sucre et particulièrement sur celle de la guildive et du tafia, publié à l’île de France (Maurice aujourd’hui) en 1781, ouvrage sur lequel on va revenir plus loin, l’ingénieur et agronome Joseph-François Charpentier de Cossigny, qui a beaucoup voyagé dans la région, relève au moins cinq types « d’araques » : de Colombo (Sri Lanka), de Goa, de la côte de Coromandel (Inde), du Mozambique et surtout de Batavia, sur lequel il insiste particulièrement (recette détaillée, p. 56 à 64, car selon lui susceptible d’être adaptée à l’île de France). Cela mérite précisions. Batavia (Jakarta aujourd’hui) est un établissement fondé par les Néerlandais en 1619. Ayant supplanté les Portugais, les Néerlandais se sont solidement installés sur cet archipel très entendu que sont les « îles de la Sonde », véritable eldorado pour les épices (cannelle, noix de muscade, girofle…) ; ils expédient aussi aux Pays-Bas du sucre que des sucriers chinois produisent dans les environs de Batavia en quantité de plus en plus importante depuis l’installation néerlandaise… et aussi, pour ne rien perdre, un arak fait à partir de riz et de mélasse de sucre.

Plus largement, du XVIe au XVIIIe siècles (et au-delà…), il est notoire que les marins de toutes les nations européennes qui commercent avec le monde asiatique goûtent aux araks. Les Français, plus tardivement venus cette région du monde, font comme les autres et en produisent aussi : on fabrique de l’arak de riz à Pondichéry ; une partie de cette production ravitaille les Mascareignes (îles de France et Bourbon).

 

Une émergence méconnue

Dans le cas français, suivant en cela le modèle antillais, le pouvoir royal va concéder à l’initiative privée l’entreprise de colonisation de l’océan Indien, selon le principe de la seigneurie ; les Compagnies des Indes qui se succèdent sont propriétaires du sol, ont monopole du commerce, pouvoir civil et militaire, et considèrent les colons comme leurs sujets (si pareille disposition s’arrête aux Antilles en 1664, elle perdure dans l’océan Indien jusqu’en 1769). Rappelons que la présence française dans le sud de l’océan Indien remonte officiellement à 1642 avec une installation au sud de Madagascar (Fort-Dauphin, mais c’est un échec, la place est évacuée en 1674) et à l’île Bourbon (Réunion aujourd’hui) depuis 1646.

Passons sur l’épisode des flibustiers et pirates qui écument toute la zone en cette seconde moitié du XVIIe siècle et premières décennies du XVIIIe, dont les aventures font le pendant de celles des écumeurs de la mer Caraïbe et qui vont tout autant donner à la légende de l’alcool de canne son côté « mauvais garçon »… Il faut surtout souligner que l’île Bourbon est une escale nécessaire pour la route des Indes. Priorité donc, à Bourbon, aux cultures vivrières et à l’élevage, pour assurer le ravitaillement des navires. Pour diversifier quand même les ressources, la Compagnie des Indes orientales encourage fortement la culture du café, à partir de 1715. En revanche, la culture de la canne à sucre va rester très négligée. On en trouve cependant – ainsi qu’à Madagascar –, mais aucun encouragement n’est officiellement donné pour y développer une quelconque sucrerie. Il faut attendre le départ des Néerlandais de l’île Maurice en 1710 – les Bataves recentrant leurs efforts sur le Cap – pour que les Français s’y installent cinq ans plus tard, la renommant « île de France », et surtout le séjour de l’énergique gouverneur Mahé de la Bourdonnais à partir de 1735 (jusqu’en 1746) pour que l’activité sucrière soit stimulée et démarre progressivement.

Parallèlement au sucre, débute donc à l’île de France une petite production de tafias ou guildives – même dénomination qu’aux Antilles, ce qui est logique car arrivent aussi des alcools de cannes des Antilles françaises, chargés à bord des navires faisant route pour les Indes.

Une production probablement assez rugueuse à ses débuts, si on en croit ce qu’écrit Jean-Barthélémy Dazille, « chirurgien-major des hôpitaux de l’île de France » (il y séjourne à la fin des années 1760 et au début de la décennie 1770) dans ses Observations sur les maladies des nègres, leurs causes, leurs traitements et les moyens de les prévenir (Paris, 1776, ouvrage publié alors qu’il vient de rejoindre Saint-Domingue) : « La guildive ou tafia est une boisson âcre et malfaisante [en note : Au moins en a-t-on éprouvé plusieurs fois ces effets aux îles de France et de Bourbon], lorsqu’on en use peu de temps après sa fabrication, et surtout avec excès. (…)  Il passe pour constant, aux îles de France et de Bourbon, que cette liqueur perd sa mauvaise qualité par le laps du temps ; on y a observé qu’après deux ans elle n’est plus malfaisante. Dans quelques-unes de nos colonies, il avait été prescrit de garder le tafia pendant un certain temps, en tonneaux, avant de le mettre en vente ; l’exécution de ce règlement était facile, néanmoins il est resté longtemps sans effet ; il s’agit de le renouveler et d’en maintenir l’exécution » (p. 268-269). Le passage en barriques pour atténuer l’agressivité : l’expérience le prouve, et la question d’une application générale est donc posée. Mais entre la part que prélèvent les anges (la forte évaporation sous les tropiques entraîne une perte sérieuse, donc un manque à gagner), l’importance des soifs à étancher et le respect bien relatif de certains règlements, la pratique en décide autrement.

Une bonne décennie plus tard, très probablement encouragé par les autorités officielles, Charpentier de Cossigny – qui est natif de l’île de France – apporte sa contribution, par son Mémoire déjà cité, afin de stimuler encore plus la production sucrière et celle des eaux-de-vie qu’on peut en tirer, afin de parvenir au moins à l’autosuffisance : « Notre objet est de proposer une méthode pour préparer une liqueur vineuse qui soit de garde, que l’on puisse même transporter, et qui supplée aux vins d’Europe et du Cap de Bonne-Espérance dans les disettes qui sont fréquentes à l’île de France pendant la guerre » (p. 75). L’ouvrage, très technique, s’appuyant aussi – dans une seconde partie – sur les connaissances du chimiste Antoine Baumé, se veut outil pratique pour les colons intéressés. Charpentier de Cossigny non seulement diffuse ses connaissances, mais aussi implante dans son île natale deux nouvelles variétés de cannes de Java qu’il a fait venir grâce à ses contacts (seconde partie, p. 75) – et rappelons qu’en 1768, le navigateur Bougainville y avait déjà rapporté de Polynésie une canne à sucre nommée Otahiti, qui s’était bien s’implantée aux Mascareignes et plus tard allait faire le grand saut vers les Amériques. Surtout, au-delà de l’autosuffisance, il s’agit pour Charpentier de Cossigny que la production locale d’eau-de-vie puisse arriver au même niveau qualitatif que celle des Antilles, à des fins économiques et commerciales. Il l’écrit clairement : « L’entrepôt des guildives et tafia des colonies de l’Amérique dans les ports de France est permis depuis quelques années ; on doit espérer d’obtenir la même permission pour les eaux-de-vie de l’île de France » (p. 43).

Répétons-le, cette ambition tardive par rapport aux Amériques ne concerne guère Bourbon à l’époque ; dans cette île, le modèle de l’habitation-sucrerie ne démarre pas avant 1785 (par le sieur Laisné Beaulieu, à Saint-Benoît) pour s’arrêter brutalement en 1793 après le passage d’un cyclone ravageur, ainsi que le rappelle Patrice Pongérard dans un article intitulé « Anthropologie du « boire social » à la Réunion » (paru en 2008). Si bien que la production de sucre à des fins d’exportation ne va se développer vraiment qu’à partir du début du XIXe siècle, pour suppléer au café (touché par la maladie) et diversifier des productions insulaires qui en ont bien besoin. Cependant, en matière d’alcool de canne, ce retard apparent est trompeur.

 

Les derniers seront les premiers ?

A Bourbon, même de façon marginale, dans des recoins discrets, la canne à sucre pousse dès les débuts de la colonisation. Premiers pionniers et forbans rentrés dans le rang la cultivent et la font passer par un flangourinier, « table de bois fort épais, solide, qui a une rainure des quatre côtés, pour l’écoulement de la liqueur ; au-dessus de cette table est un très gros cylindre de bois qu’on fait mouvoir à droite et à gauche et qui par son poids écrase les cannes et en fait sortir le suc » (Charpentier de Cossigny, op.cit. p. 80). Ils en tirent le « flangorin » (ou « frangorin »), qui « n’est autre chose que le suc des cannes à sucre que l’on met à fermenter et qu’on boit pendant la fermentation. Cette liqueur ne peut pas se conserver ; elle aigrit très promptement » (Charpentier de Cossigny, op.cit, p. 75). Il est important de noter, au-delà d’une graphie fluctuante, que ces termes sont d’origine malgache, se rapportant à la presse traditionnelle de la grande île – un tronc d’arbre creusé, parcouru par un rondin de bois dur. De fait, ces observations de la fin du XVIIIe siècle sont transposables dans un passé plus ancien, car les choses n’ont guère changé depuis les débuts de la présence française, qui y a importé le pressoir malgache… ainsi que des esclaves.

Au grand dam de la Compagnie propriétaire et ayant monopole du commerce, des colons peu fortunés et au fort tempérament vont, dès les débuts, contourner les interdits théoriques dans une île mal approvisionnée, où l’autosubsistance est donc de rigueur. Certes, on trouve de l’arak importée des Indes, quelques eaux de vie et vins de France (rares et chers), que revend la Compagnie, mais il n’est guère étonnant de voir aussi la débrouillardise à l’œuvre. Des documents de la Compagnie attestent de l’existence d’alambics sur l’île en 1704. Peu après, en 1710, l’administrateur en second de la colonie, Antoine Desforges-Boucher, souligne dans son caustique Mémoire pour servir à la connaissance particulière de chacun des habitants de l’Isle de Bourbon l’habitude déjà bien ancrée de produire non seulement du frangorin, mais aussi d’en tirer de l’eau-de-vie. Le ton très critique de cet observateur a fait l’objet de bien des commentaires, retenons ici seulement quelques faits tangibles, relatifs à l’indépendance et l’initiative de quelques pionniers – dont la postérité montre qu’ils vont être les patriarches de futures grandes familles insulaires.

Dans son article déjà mentionné, Patrice Pongérard brosse un rapide historique des débuts, rappelant que Desforges-Boucher cite, entre autres, le sieur Antoine Payet dit Laroche, ancien soldat, ayant servi à Madagascar avant de passer à Bourbon. A la veille de son décès, il est propriétaire « d’une bonne habitation qu’il a à sa porte, proche de l’Etang de Saint-Paul, sur laquelle outre les blés, riz, patates et légumes qu’il y recueille en abondance, elle est encore garnie d’une telle quantité de cannes de sucre qu’il vend tous les ans, pour plus de 500 écus de frangorin, à 30 sols la calebasse, qui tient 15 à 16 bouteilles, non compris plus de 500 bouteilles d’eau-de-vie de sucre, qu’il vend presque toujours un écu la bouteille, et souvent plus que moins ». Ce petit commerce est donc notoire, il semble d’appoint pour son initiateur, et surtout il trouve son public.

Desforges-Boucher cite encore le cas d’Augustin Panon dit l’Europe, menuisier et charpentier, qui s’est aussi lancé dans la distillation : « il n’a pas laissé même que de faire tort à la Compagnie dans certaines occasions en faisant beaucoup d’eau-de-vie de sucre, qu’il donnait à bien meilleur compte que l’eau-de-vie de France et ce qui a fait souvent que celle de la compagnie restait dans les magasins sans débit ». Cette plume grinçante dénonce une concurrence qu’elle juge déloyale et un manque à gagner pour la Compagnie ; cela étant, on ne trouve pas de politique répressive sur l’ensemble de la période contre la distillation privée et la revente de la main à la main. Mais quelle est l’ampleur réelle du préjudice, est-il vraiment possible d’y mettre fin, et avec quels moyens, dans une île aux multiples cachettes ? Autant de questions qui se posent.

Soulignons surtout que, dans un contexte où n’existe pas de production sucrière officielle – donc pas ou bien peu de mélasses à distiller –, s’effectue à Bourbon une production d’alcool de canne à base de jus fermenté. Les termes de « raque » ou « araque » sont parfois utilisés pour qualifier cette eau-de-vie de sucre, par analogie aux alcools asiatiques que l’on peut aussi trouver.

En tout état de cause il s’agit d’une gnôle pour pionniers, de gens de peu et esclaves, à partir de ce qui pousse sur place (jus de canne, éventuellement mélangé à autre chose si certains se sont risqués à des essais ??), le procédé tenant du bricolage et du tâtonnement, tout comme dans les débuts caribéens.

S’impose finalement une déduction qui peut surprendre l’amateur de rhum se focalisant sur la Caraïbe : alors que dans les Antilles, dans la première moitié du XVIIIe siècle, on en est à distiller prioritairement des écumes et mélasses et qu’on tente, pour les plus audacieux, d’y introduire un certain volume de jus de canne en considérant ce geste comme un progrès, voilà qu’un alcool de canne à partir de seul jus fermenté est déjà très probablement et très discrètement né à Bourbon, au tournant des XVIIe-XVIIIe siècles.

On peut disserter à l’infini sur la qualité finale de ce produit d’autoconsommation mais, même marginal, il n’en est pas moins réel… Et allons encore plus loin : qu’en était-il des pratiques lors de l’éphémère colonisation de la baie malgache de Fort-Dauphin (1642-1674) ? Quelle éventuelle influence les écumeurs des mers de la même époque ont-ils eu sur une production locale dans le sud de l’océan Indien, quand ils ne buvaient pas d’alcool de canne des Amériques ?

De tout ce qui vient d’être vu de l’Asie et des Mascareignes, il est donc permis d’écrire que si le rhum est fils de l’océan Atlantique, il est aussi neveu de l’océan Indien.

Sur cette vaste région du monde, la remarque de l’encyclopédiste regrettant de disposer de peu d’information reste pour nous en partie valable deux siècles et demi plus tard (barrière des langues, difficultés à faire circuler la connaissance ?). Gageons qu’il y a encore à explorer et diffuser hors des cercles érudits pour mieux connaitre les méthodes de production de sucre des Indiens, Malais ou Chinois, et des alcools qui en sont dérivés, en Asie mais aussi dans les îles du sud-ouest de la zone, à commencer par Madagascar, et bien sûr les univers mauricien et réunionnais.

 

Depuis lors…

En notre XXIe siècle, nous sommes dans un tout autre contexte. La liberté des échanges (même éventuellement contingentés) est devenue la règle. L’alcool de canne est produit en quantités considérables, distillé par colonnes ou par alambics mastodontes, parallèlement à la sélection des cannes et des levures. De partout la concentration foncière a laminé les petites unités au profit de grandes entreprises qui raisonnent en fonction de marchés élargis où survivent les plus solides (ou les plus originaux, pour des marchés de niche). L’esclavage, ce fléau qui a tant de liens historiques avec le rhum, a été aboli. De boisson de rustres, de hors-la-loi et d’esclaves, l’alcool de canne est devenu boisson noble, sinon à la mode ; des premiers rhums millésimés aux actuelles gammes à la fois élargies et aux âges vénérables, un impressionnant chemin a été parcouru. Cette production véhicule une image identitaire du monde tropical et non plus celle de la lie de la terre, tandis que la publicité joue sur la fête et la détente.

La définition du spiritueux s’est aussi précisée : on considère comme rhum un distillat à partir de canne à sucre uniquement (les araks et la cachaça sont donc désormais classés à part). L’amélioration de la qualité est allée jusqu’à déposer l’appellation « rhum agricole » pour du rhum de vesou (cas de la Martinique, avec un cahier des charges draconien, unique au monde).

En revanche, cherchant à vendre un produit doux, certains producteurs moins regardants et profitant de failles juridiques n’hésitent pas à ajouter du sucre après distillation… Autre tendance : l’apparition du rhum bio. On constate par ailleurs un élargissement notable des lieux de production, en Afrique, en Asie et dans le Pacifique – ce qui est logique de par l’origine de la canne à sucre et de par son histoire, le rhum étant né de la mondialisation des échanges.

En toile de fond à ces évolutions, débats et enjeux, le rhum suscite toute une littérature qui va au-delà des classiques publications techniques pour professionnels et des livres pour épicuriens. Avec leurs moyens, des passionnés font connaitre des acteurs méconnus, des histoires oubliées ou des pépites dont on ne parlerait pas sans eux. Et l’Université s’intéresse au sujet : quelques historiens, géographes, sociologues ou anthropologues publient des travaux dont on ne peut que souhaiter plus large diffusion.

Car, au-delà du tapage commercial, revenir aux origines et aux usages n’est pas loisir de happy few, mais interrogation nécessaire pour aller de l’avant, et pour se rappeler que derrière le produit, il y a l’humain, des hommes et des femmes qui ont fait ou font du rhum bien plus qu’un spiritueux : une identité, un patrimoine, un savoir-faire, une symbolique, un ancrage social et un art de vivre. Comme le dit un proverbe sérère (Sénégal) : « Si tu hésites sur le chemin à suivre, regarde d’où tu viens ».

N.B. : Le mot « vinaigrerie » pour désigner une distillerie s’explique par le fait que la corporation des vinaigriers obtient de Louis XII, en 1514 (et jusqu’en 1624), le droit de distiller le vin en eau-de-vie. Aux Antilles françaises, le terme est assez vite abandonné pour celui de « guildiverie » (on ne rencontre pas celui de « tafiarie »). Dans les années 1780 apparait le mot « rhumerie », évolution du vocabulaire – et de la qualité – oblige.

Par ailleurs, pour faciliter la lecture, l’orthographe des textes anciens a été modernisée.

Enfin, je tiens à vivement remercier Sylvie Alexandre (professeur de portugais), Philippe Haudrère (professeur à l’Université d’Angers) et Marc Sassier (Président de l’AOC rhum agricole Martinique) de leur éclairage et remarques pertinentes.


 

Annexe : Signe des temps ?

Sous le pseudonyme de M. Dejean, le distillateur Antoine Hornot signe en 1753 un Traité raisonné de la distillation publié à Paris. Mais à propos de l’alcool de canne, il indique seulement dans sa première édition : « Aux îles de Madère et de Canarie, où croît le roseau qui porte le sucre, on distille ce roseau ; et la liqueur qu’on en tire est une eau-de-vie qu’on appelle en ce pays le tafia » (p. 71). Dans la quatrième édition (1777) il précise : « Aux îles de l’Amérique, de Madère et de Canarie, où croit le roseau qui porte le sucre, on met en fermentation le suc qui sort de ce roseau, et ayant acquis le degré de fermentation nécessaire, on le distille et il en vient une eau-de-vie, qu’on appelle en ce pays le tafia » (p.70). Les Antilles (dont certaines sont territoires français) sont donc (enfin) mentionnées, serait-ce l’effet miroir de la très progressive libéralisation de l’Exclusif de la part des autorités françaises ?

Les choses sont donc en train de changer quand, autre référence, l’apothicaire Demachy publie son Art du distillateur d’eaux-fortes, etc. (Paris, 1773). Dans la seconde partie (chapitre II, p. 64-67), il parle « d’une pratique ancienne à la vérité et très connue dans toute la Flandre, que la disette de vins et par conséquent d’eaux-de-vie a rendu plus commune en France vers ces dernières années ; c’est la fabrication des eaux-de-vie et esprits de mélasse ou sirop de sucre ». L’alcool de canne est donc connu et un peu consommé quand même par les élites urbaines – et jusqu’à Versailles où on apprécierait le baba au rhum – malgré l’interdit officiel d’importation (mais quid de la Flandre ?).

Dix ans plus tard, le même auteur fait paraître L’art du distillateur liquoriste (Paris, 1775). Dans sa première partie (chap.7, p. 46-48), le sieur Demachy précise :« Enfin, à l’île de France, à Madagascar, on se prépare une eau-de-vie en distillant le vin de cannes, et cette eau-de-vie se nomme guildive » (…) « Dans toutes les colonies où l’on cultive la canne à sucre, on ne tarda pas à s’apercevoir que le suc exprimé de ces cannes, destiné à préparer la moscouade [sucre brut], entrait en fermentation vineuse avec une promptitude si grande que les colons ne firent pas de difficulté d’appeler ce suc lui-même vin de cannes. (…) Dans cet endroit [la vinaigrerie] (…) on y transporte les gros sirops ou égouttures des moules dans lesquels on a versé la cassonade pour se grainer [cristalliser] ; ces gros sirops ne tardent pas à entrer eux-mêmes en fermentation ; on les délaye alors dans un peu d’eau et on les verse dans une chaudière pour en distiller une liqueur que les colons trouvent assez bonne pour en distribuer à leurs nègres ; car l’indifférence pour ces malheureux esclaves va jusqu’à ne les pas croire dignes de prendre des aliments choisis. Cette liqueur, dis-je, âcre et empyreumatique [goût de brûlé], mais singulièrement forte pour les raisons que j’ai déjà détaillées, en comparant dans plusieurs occasions l’eau-de-vie de grain, celle de lie et de marcs et celle de vin : on nomme cette liqueur tafia, qu’il faut bien distinguer du rhum ; celui-ci est l’eau-de-vie tirée exprès du vin de cannes et non des gros sirops ; elle n’a ni l’odeur empyreumatique ni la saveur âcre du tafia ; il porte d’ailleurs un parfum que la coction réitérée n’a pas encore altérée ; cependant, plusieurs artistes [distillateurs] m’assurent que le tafia et le rhum sont la même chose, qui ne diffère que par le nom et peut-être par le plus de soin qu’on prend à distiller celui qui doit être transporté en Europe ; et dans ce cas il n’y aurait, comme je l’ai dit, qu’à l’Île de France et à Madagascar où se fabriquerait l’eau-de-vie avec le vin de cannes (…). On verra que le sucre fournit trois espèces d’eaux-de-vie, dont la plus savoureuse est celle qu’on tire du vin de cannes, ou ce que je pense être le rhum ; celle qui la suit est l’eau-de-vie de mélasse et enfin la plus mauvaise est le tafia ».On le voit : dans les colonies françaises, la course à plus de qualité est déjà engagée avant la guerre d’indépendance des Etats-Unis ; et si le vocabulaire n’est pas encore clairement défini (ou maîtrisé ?), des distinguos sont néanmoins faits selon ce que l’auteur – éloigné des centres de production – estime de plus ou moins réussi. Quant à la question géographique soulevée, elle n’est pas anodine non plus !

 

Pour aller plus loin

HUETZ DE LEMPS (Alain), Histoire du rhum, Paris, Desjonquères, 1997

Mc CUSKER (John), Rum and the American Revolution: The Rum Trade and the Balance of Payments of the Thirteen Continental Colonies, New York, Garland Publishing, 1989 (non traduit en français ; thèse soutenue en 1970)

MANDELBLATT (Bertie), « L’alambic dans l’Atlantique. Production, commercialisation, et concurrence de l’eau-de-vie de vin et de l’eau de vie de rhum dans l’Atlantique français au XVIIe et au début du XVIIIe siècle », in « Vu d’Amérique : l’histoire de la France moderne en Amérique du Nord », Histoire, Economie & Société n°2, Paris, Armand Colin, juin 2011, p. 63-78

PONGERARD (Patrice), « Anthropologie du « boire social » à la Réunion », in CHASARIAN (Christian) (dir.), Anthropologies de la Réunion, Paris, éditions Archives contemporaines, 2008, p. 41-58

SMITH (Frederick H.), Caribbean Rum : A Social and Economic History, University of Florida Press, 2005 (non traduit en français ; bibliographie considérable)

Comments
2 Responses to “la route du rhum revisitée”
  1. Javier dit :

    Magnifique article

    5">5
    • DONNADIEU Jean-Louis dit :

      Merci du compliment ! L’important est que la connaissance se diffuse et progresse. Je suis convaincu qu’il y a encore beaucoup à découvrir sur le rhum.
      JLD

      0
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