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Continental Vs Tropical, un match déséquilibré ?
Le débat n’a pas fini de faire couler de l’encre, surtout chez les professionnels qui défendent leur propre système, et pour cause : fond de commerce des uns et des autres, ils n’ont aucun intérêt à admettre que celui du concurrent est meilleur, voire aussi bien que le leur. Dans cette cacophonie, nous pouvons tout de même jeter quelques idées, et surtout se poser une question toute simple, mais primordiale : pourquoi ne pas simplement laisser vieillir le rhum dans son pays d’origine ?
Tout le monde reprend en chœur le terme (très vendeur) d’ ‘authenticité’, mais que penser quand la plupart des embouteilleurs proposent un rhum qui a en fait été déraciné? Un rhum dont ils vanteront la provenance mais qui a grandi et vieilli dans des conditions extrêmement différentes de son lieu de production, et d’origine ; des rhums européens en quelque sorte, qui arrivent soit blancs ou vieillis de quelques petites années et qui vieillissent pour la plupart à plus de 90% sur le vieux continent. L’affaire est certes rentrée dans les mœurs et se passer de ces embouteilleurs serait bien triste, mais cela ne doit pas faire oublier une raison bien plus importante : celle de l’économie.
Car au lieu de voir des sélectionneurs aller sur place et visiter les distilleries du monde entier (autrement dit voir des petits Gargano se multiplier par dizaine), on assiste à des sélections qui se font quasi exclusivement à distance, sur des échantillons qui viennent eux-même d’Europe et de la société Scheer/Main Rum Company (lire cet article très intéressant) ; une pratique plus facile et aussi nettement plus rentable : pas de voyages à prévoir ni de lourdes démarches administratives et douanières, pas de prises de risque et un coût de revient et une marge nettement supérieurs, en plus d’une part des anges maîtrisée et annihilée (8% sous les tropiques contre 1,5 à 2% en Europe). Il suffit de voir les prix de ventes de certains grands noms du négoce tels que Samaroli, Silver Seal, … (et où même les plus petits pratiquent dorénavant des prix déconnants) pour se rendre compte de l’aubaine. Ça manquerait presque d’un peu plus de passion, car les moyens eux sont bien là.
Et si vous vous demandez pourquoi ne trouve t-on pas de Whisky ou de Cognac vieilli sous les tropiques, pensez encore rentabilité…mais aussi réglementation, car le rhum dans son ensemble octroie bien plus de largesses qu’un autre spiritueux (ou dit plus clairement, les producteurs et marques en prennent beaucoup plus en toute impunité) et chacun d’en tirer profit/avantage.
A vieillissements différents, réelles différences?
A la question il y a t-il une différence entre un rhum vieilli sous un climat tropical et un rhum vieilli sous un climat continental, la réponse est clairement oui et elle est sans appel. Les deux sont au final très intéressants, mais foncièrement différents aussi et il ne faudrait pas laisser les argumentaires de certains pros en décider à la place du consommateur.
Citons par exemple les différences de températures, l’hygrométrie plus élevée sous les tropiques et les échanges rhum/bois qui sont favorisés et accélérés quand il fait plus chaud, l’évaporation de l’eau et de l’alcool qui a lieu plus rapidement : chacune de ces petites choses influera forcément sur le produit fini, et peu importe de savoir qu’il s’agisse d’en bien ou en mal, il y a bien une différence et elle s’explique scientifiquement. Pour certains le vieillissement tropical est trop brutal (les pro-continental), et celui en Europe nettement plus ‘doux’ et ‘intéressant’. Pour ceux qui prônent le vieillissement sur place (tropical) et qui bien souvent sont producteurs de rhum avant d’être vendeurs, il suffit de goûter pour voir la dite différence. Vous trouverez plus bas des éléments de réponse supplémentaires grâce à l’intervention de professionnels qui ont accepté de se plier au jeu délicat du débat.
Au-delà d’une sempiternelle discussion, nous pouvons donc goûter à l’un et à l’autre, apprécier les différences et en tirer des préférences. Et il faut avouer que bien souvent, les amateurs préfèreront un vieillissement continental non ‘trafiqué’ (sans ajout ni filtration, souvent proposé à plus haut degré voire brut de fût) qu’un embouteillage officiel frelaté et maquillé (avec une édulcoration exagérée). Même si bien sûr il existe des embouteilleurs qui mélangent les deux mondes, celui du vieillissement continental et de l’édulcoration (voir même de l’aromatisation), comme par exemple Plantation (ou encore Rum Nation sur les finish) qui sous couvert de tradition cognacaise, ajoute un sirop vieilli à certains de ses produits (et qui pour l’occasion, rappelons-le, outrepasse la réglementation européenne définissant le rhum). Aux producteurs de diversifier leur offre et de proposer des produits plus naturels, forts du succès des embouteilleurs mais avec un vieillissement à ‘domicile’, en mettant en avant leur terroir, et avant que d’autres ne le transforment.
Certains encore, comme la Martinique, imposent le vieillissement et l’embouteillage sur le lieu de production, ce qui règle assez simplement la chose et évite toute ambiguïté: un gage de qualité, d’authenticité, et sûrement la meilleure arme contre l’édulcoration de ses propres produits…
de l’importance des fûts…
Passé le débat sur le climat qui a un impact évident, un facteur tout aussi important et primordial sera le type de fût utilisé pour le vieillissement, et tout le travail de fond sera de coupler le bon rhum au bon fût. Le bois/chêne s’impose alors comme un élément essentiel au développement de l’eau-de-vie, et tout dépendra de la taille de la barrique, de son âge (son passif et ses remplissages précédents éventuels), de la nature du bois et son toastage plus ou moins marqué. Et la diversité a du bon puisque la majorité des fûts présents sous les tropiques sont des ex-fûts de Bourbon (chêne blanc américain), là où en Europe le métissage est plus important avec une grosse présence de fûts de chêne européen (toastés généralement moins intensément), ainsi que pléthore de fûts ayant précédemment contenu d’autres alcools (vins et spiritueux).
Mais ce serait bien vite oublier que de nombreuses distilleries utilisent déjà (et de plus en plus) des fûts de différentes provenances et donc de ‘complexités’, et jouent dans la même cour que les embouteilleurs européens.
…à l’évolution des mœurs
Nous assistons depuis peu à une évolution des mentalités, et plus particulièrement de celles des producteurs eux-même qui diversifient de plus en plus leurs produits. Certains copient, d’autres innovent, mais tous ont conscience de l’évolution du marché et souhaitent tout logiquement en tirer profit, s’émanciper du système classique de vente en gros (bulk) et surtout avoir la main mise sur leur identité…
Aujourd’hui encore, la grande majorité des producteurs qui vendent en gros (à Scheer principalement et depuis quelques décennies pour beaucoup) n’ont aucune idée de l’utilisation qui sera faite de leur rhum : s’il finira dans un obscure blend ou s’il sera édulcoré à outrance ou vieilli avec je ne sais quel finish, que ce soit via un embouteilleur indépendant/négociant, une chaine de restauration ou une nouvelle marque de rhum. Une fois une partie de leur stock vendu, ils n’ont ainsi aucun suivi ni mot à dire sur l’utilisation de leur propre production.
Et même si internet et les réseaux sociaux ont un effet boule de neige, beaucoup de producteurs ignoraient jusqu’il y a peu l’existence même de ces bouteilles reprenant parfois (certains diront même souvent) sans leur accord le nom de leur distillerie sur les étiquettes… (alors dans un blend, pensez-vous…). Plus inquiétant encore, que ce soit en Jamaïque ou à la Barbade, et sûrement ailleurs, des producteurs (distillateurs) qui goûtent pour la première fois ces rhums ne retrouvent ni ne reconnaissent l’identité de leur propre rhum, un comble.
Un mal pour un bien ? En prenant du recul, c’est un drame identitaire qui se joue au-delà des réseaux de vente et qui pose une énième question sur cette idée de faire vieillir le rhum dans son pays d’origine. Une question d’authenticité, un terme bien souvent mis en avant comme argument de vente, mais qui au fond est un paradoxe total.
Sans compter le consommateur, maillon final et central, qui pense souvent à un embouteillage officiel même si l’information circule de plus en plus clairement. Mais que penser de ces producteurs qui ne reconnaissent plus leur rhum ? Ne touche t-on pas là à un problème beaucoup plus important et délicat?
l’avis des professionnels: argumentaire des uns (embouteilleurs) et des autres (producteurs)
Pour poursuivre le débat, nous vous invitons chaleureusement à lire l’article publiée par la journaliste Cécile Fortis dans un ancien numéro du magazine Fine Spirits de 2016 (le numéro 9 – spécial rhum, complément du Whisky Magazine #62) avec comme intervenants de grands noms de l’industrie comme Alexandre Gabriel (Plantation), John Barrett (Bristol Rum), Grégory Neisson (Neisson) et Luca Gargano (Velier).
Un article riche d’enseignement et des positionnements plutôt tranchés, et tranchants: nous y apprenons que pour Luca Gargano et Grégory Neisson la différence ne fait aucun doute puisque qu’ « avec une température et une hygrométrie élevées, les échanges entre le bois et le rhum sont favorisés, et donc décuplés« . De son côté Alexandre Gabriel ne « pense pas que le vieillissement tropical soit plus rapide », et John Barrett qu’ « une maturation plus douce en Europe est plus intéressante » et que « la gestion des fûts est l’un des grands secrets du vieillissement ». L’article laisse le dernier mot au seul producteur de rhum à donner de la voix, à savoir Grégory Neisson, sur ces termes: « un rhum vieux, de même qu’un cognac ou un whisky, doit être vieilli et embouteillé sur son lieu de production. Si nous, producteurs de rhums, mettions du cognac à vieillir chez nous, les gens du cognac crieraient à juste titre au scandale. De plus, certains de ces produits sont ‘arrangés’ : ce sont davantage des liqueurs que des rhums vieux. Certains ne respectent même plus la définition européenne du rhum ».
Et pour rendre cet article plus interactif, et poursuivre le débat entouré de paroles expertes, nous avons aussi posé la question de la différence entre les deux vieillissement à quelques personnalités, dont voici les avis :
- FABIO ROSSI (Rum Nation)
embouteilleur italien officiant dans le monde du Whisky et du Rhum depuis quelques décennies, il a sélectionné de nombreuses choses dont des rhums ‘tropical’ (Reimonenq, Saint-James,…).
« Aujourd’hui le terme de vieillissement tropical est perçu comme une valeur ajoutée et l’assurance d’un rhum meilleur, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Nous indiquons avec notre gamme ‘Rare Rums’ le type de vieillissement, lorsqu’il est continental ou tropical voire le mélange des deux ; le choix et la préférence restent donc aux consommateurs. Mais nous ne dirons jamais que le vieillissement tropical est meilleur que le continental ou inversement, car ce n’est pas une règle générale. Bien sûr le terme tropical à une aura tout autre, presque romantique même. D’un point de vue purement organoleptique, il est évident que les rhums vieillis sous les tropiques ont une maturation bien plus rapide due au climat chaud et humide. Une extraction plus lourde et conséquente du bois se passe dans un temps nettement plus rapide. Après, est-ce nécessairement une bonne chose ? Ici encore, cela dépend, et je pense que le fût joue une place prépondérante dans l’équation.
Un fût récent sous un climat tropical donnera plus de vanille et de douceur, et sera déjà très fruité après 5 ans, presque sirupeux à l’occasion. Mais là encore, ça dépendra du fût utilisé. Par exemple un fût sec ayant contenu du vin relâchera des notes vineuses fortes et des tanins à un rendement plus important que de la vanille. La plupart des Caroni vieillis sur place ne sont pas doux n’est ce pas ? Au contraire même, certains sont plutôt amers. Avec un nez sur des herbes médicinales. Vous pouvez donc trouver des rhums vieillis sous les tropiques qui sont doux, fruités et gras, et d’autres plus amers, ou avec des notes vineuses très prononcées, ou simplement extrêmement concentrées. A partir de là on ne peut donc pas dire qu’un rhum vieilli sous les tropiques sera forcément meilleur qu’un autre, mais on peut en revanche affirmer qu’il sera prêt plus tôt, dans le sens où il aura perdu en notes immatures et gagné beaucoup de saveur (toujours à condition que les fûts soient relativement frais et de bonne qualité).
Pour les mêmes raisons, le vieillissement continental est plus lent. L’argument typique veut qu’il permette une extraction plus douce du fût, une respiration plus lente, et une évolution des arômes tertiaires plus riches et subtiles. Ce n’est pas une coïncidence si tous nos “très vieux” Jamaïcain et Demerara ont vieilli en Europe (20 à 30 ans), qui sont d’ailleurs plus recherchés pour leur subtilité et complexité que pour leur puissance (bien qu’elle ne soit pas négligeable).
Donc au final, nous n’avons pas de préférence entre les types de vieillissement ; nous avons gouté de formidables jeunes rhums vieillis sous les tropiques de la Réunion, de Jamaïque ou du Guyana…et des rhums aussi bons (bien que beaucoup plus vieux) qui ont été élevés en Europe. Et si vous voulez notre opinion, nous pensons que la qualité des fûts a plus d’importance que le lien de maturation du rhum. Mais comme j’aime à le dire, c’est très positif pour le client exigeant de le savoir de toute façon, et pour pouvoir choisir en toute connaissance de cause. »
- GRÉGOIRE HAYOT (Karukera) : directeur et éleveur de rhum, le vieillissement est au cœur de son métier et de sa marque Karukera.
« hors les théories, sur la part des anges (1,5 à 2% sur le continent contre 8% aux Antilles) et l’évolution positive des composés aromatiques de concert avec la part des anges, il y a des expérimentations faites. Le souvenir qui est le mien, est qu’après 3 à 4 années de vieillissement sous bois aux Antilles, le rhum vieux est d’une bonne qualité marchande caractérisée par une palette aromatique qui en fait déjà un spiritueux de dégustation.
Lors d’un vieillissement (même type de fût, même distillat) en métropole, après 3 à 4 ans, le produit n’est pas encore marchand – les arômes de l’eau-de-vie jeune sont encore présents pour constituer un rhum vieux de dégustation. Il faut attendre à minima 6 années, pour disposer d’un spiritueux de dégustation. »
- RICHARD SEALE (Foursquare) : directeur distillateur et master blender, son rhum (en version ‘continental’) est présent chez quasiment tous les embouteilleurs.
« Le vieillissement est un processus chimique – un processus très lent. La chaleur servira de catalyseur et améliorera le taux de ce processus. Mais c’est toujours excessivement lent et cela se mesure en années. De la même manière, nous pouvons donc nous attendre à ce que dans le même temps un rhum vieilli dans les tropiques aura gagné plus de maturité que son équivalent vieilli en Europe. Et la différence de température est si élevée que nous pouvons nous attendre à une différence significative. Bien sûr, dans la pratique, c’est exactement ce que nous trouvons. Nous avons déjà analysé cela assez largement car depuis de nombreuses décennies, nous avons pu comparer des rhums vieillis dans les régions tropicales et leur équivalent vieilli en Europe. Et le résultat est toujours le même, la maturité des rhums vieillis sous les tropiques est bien meilleure. Tous les éléments et les caractéristiques de la maturité sont plus présents dans les rhums tropicaux.
Il y a aussi deux autres facteurs qu’il ne faut pas négliger:
(1) le coût d’abord : l’évaporation est plus élevée dans les tropiques, donc pour le même âge le coût est forcément plus élevé. Le vieillissement tropical est donc supérieur.(2) l’authenticité ensuite : Pourquoi le rhum devrait-il être vieilli en Europe? Faire vieillir le rhum en Europe consiste à traiter le rhum comme simple marchandise au même titre que le sucre par exemple. C’est l’héritage du colonialisme et de l’exploitation coloniale que d’acheter le rhum au prix le plus bas pour lui faire prendre de la valeur en Europe. Un vrai rhum des Caraïbes, compte tenu du même respect que l’on donne à un whisky vieilli en Écosse ou un Cognac vieilli en France, sera vieilli dans les Caraïbes.
Il n’est pas surprenant que de nombreux embouteilleurs de rhum, qui achètent à faible valeur et vendent à des prix élevés, désireront et encourageront le vieillissement continental. C’est un héritage du colonialisme qui ne donne pas aux Caraïbes le respect qui lui est dû. Ils veulent le profit maximum pour eux-mêmes sur leur continent et ils choisissent avant tout d’exploiter les Caraïbes comme des générations de colonialistes avant eux. Avec Luca Gargano, nous avons une nouvelle approche plus respectueuse des Caraïbes dans l’authenticité et non dans l’exploitation. J’espère que ce sera un jour la nouvelle norme. »
- MARC SASSIER (Saint-James) : œnologue et grand spécialiste du rhum, président de l’AOC Martinique.
« Il y a une grosse différence initiale : le climat.
Ainsi agit-on sur l’évaporation (part des anges) et donc sur les échanges (passage oxygène, solubilité des tannins…). Pour la part des anges il est commun d’avoir environ 1,5% en Whisky qui grimpe pour le Cognac à 3% contre 8% en rhum aux Antilles françaises par exemple. Cet alcool qui traverse le bois entraîne plus ou moins d’eau ainsi a-t-on naturellement sans intervention tendance à avoir une concentration dans les premières années (évaporation eau> alcool) puis un retour et un assez bon maintien au degré initial pour le rhum sous nos latitudes contrairement à l’Europe. Cette évaporation est en moindre mesure liée au bois, ainsi selon :
– son grain ((fibre lâche ou resserré),
– son âge (pour preuve les casses ferriques sur des fûts trop abîmés),
– sa chauffe (nature résiduelle de la lignine, cellulose…),
– mais aussi selon son essence (chêne français, américain…).
Interviennent ici les notions d’échanges avec le bois, les tanins se distinguant entre tannins hydrosolubles et ceux qui ne le sont pas, la différence d’évaporation en surface influencera la pénétrabilité de l’alcool ou de l’eau de manière différentielle, via notamment la capillarité, ce qui imprégnera plus ou moins les couches en profondeur. Un autre élément important est l’oxygène qui doit en sens inverse par osmose rejoindre l’eau de vie, en changeant les conditions d’imprégnation des douelles, la surface d’échange s’en trouve modifiée et par conséquence la micro-oxygénation. Sans parler des finish et autre artéfact choisi sur le vieillissement naturel, la nature du rhum peut intervenir, ainsi un rhum agricole gardera plus la vivacité de ses arômes alors qu’en général un rhum de sucrerie se mêlera plus étroitement aux tannins, toutefois pour un rhum léger on comprendra que le choix du bois conditionnera toute la qualité finale à elle seule. En climat continental à conditions identiques, un rhum mis à vieillir sur plusieurs années arrivera à un résultat souvent différent de celui des tropiques, certains utilisent même parfois de vieilles caves bien humides pour s’en rapprocher, de manière générale vous aurez plus souvent une rondeur et un équilibre mieux ajusté et une extraction de bois plus sèche, mais dans tous les cas il faut laisser du temps au temps »
Laisser le temps au temps, et le rhum à sa patrie ? Le débat n’a sûrement pas fini de faire parler et mélange science et philosophie. Et si la science confirme une différence nette et précise, il restera sans doute compliqué de raccorder l’océan de divergences qui anime le second point… To be aged or not to be aged into the tropics? au final les arguments s’entrechoquent avec l’argument rationnel d’un côté et abstrait de l’autre.
Et le mythe des Danaïdes de ressurgir ; et leur châtiment de naitre cette célèbre expression du « tonneau des Danaïdes » qui n’aura jamais été autant d’actualité. Alors, vieillissement tropical? continental? la tâche du choix n’est-elle pas au final sans fin, si ce n’est un peu absurde, voire impossible?
Socrate, par l’image du tonneau, montrait jadis que laisser libre cours à ses désirs, c’est se condamner à une éternelle frustration, ce à quoi Calliclès répondit : « Quand le tonneau est rempli, on n’a plus ni joies ni peines, mais ce qui fait l’agrément d’une vie, c’est d’y verser le plus possible ».
Pour le sélectionneur italien Luca Gargano, le seul embouteilleur à ne privilégier qu’un vieillissement tropical de ses rhums, c’est une « folie économique » et la perte financière liée à la part des anges n’attire sans doute personne. Il confessait dans l’article de Whisky Magazine: « la notion de terroir dépasse de loin l’aspect scientifique et il est évident qu’un rhum distillé dans les Antilles doit vieillir dans les Antilles« .
Interrogé à l’occasion de cet article, Luca Gargano poursuit son raisonnement et ajoute : « Je pense qu’aujourd’hui nous cherchons tous une sorte de perfection, dans de nombreux domaines, mais nous en avons oublié que ça ne veut pas dire grand chose au fond…
Aussi un vieux rhum qui a passé plus de 20 ans sur place sera forcément plus boisé qu’un jeune rhum, et de la même manière vous ne pouvez pas reprocher à une femme mûre d’avoir perdu naturellement de ses formes et d’avoir des cheveux blancs, c’est un non sens total selon moi. C’est l’ordre naturel des choses, de l’authenticité brute, de la beauté naturelle… Après bien sûr, il est possible de maquiller un rhum pour le rendre plus agréable, lui ajouter du sucre, comme une femme pourra avoir recours à de la chirurgie, mais est-ce rendre service d’une part au produit et à ses origines, et de l’autre aux consommateurs? Il faut se rendre compte qu’aujourd’hui des producteurs ne reconnaissent même pas leur produit vieilli sur le continent, ce n’est pas normal. Pour moi, un produit est authentique quand il vit et évolue dans son environnement, sur ses terres ; je ne cherche jamais à proposer un rhum parfait, je cherche surtout à respecter le produit comme il est, à le laisser vivre… et pour aller même plus loin, je ne suis pas pour le vieillissement tropical mais pour le vieillissement local, endémique. Il faut sortir de cette idée de perfection dans la dégustation et penser un peu plus authenticité, goûter un rhum c’est l’occasion de rentrer en relation avec un produit et une histoire.
Mais alors, pourquoi ne voyons-nous pas plus de sélectionneurs prendre le risque de sélectionner sur place comme il le fait déjà avec le succès qu’on lui connait ? Luca Gargano nous glisse son avis, et avec lui l’idée déjà évoqué de la raison qui l’emporterait bien trop souvent sur la passion:
« Les choses bougent et des négociants font l’effort d’aller maintenant sur place, mais la donne a changé. J’ai eu la chance pour ma part de visiter beaucoup d’endroits avant beaucoup de monde, et de toujours avoir voulu mettre en avant leur produit avec l’idée viscérale qu’un vieillissement sur le lieu de production était un minimum, et bien au-delà, d’une logique extrême! En discutant avec eux, en faisant aussi embouteiller sur place et toujours en les mettant en avant, sans créer de marque. Pas forcément parce que c’est mieux, mais parce que c’est normal.
Il y a selon moi 3 raisons principales à ce changement de mœurs qui s’opère aujourd’hui : une question de principe d’abord, de morale, car beaucoup de producteurs ont une très vieille habitude de vendre leur stock à Scheer (depuis plus de 250 ans pour DDL par exemple) ; Ensuite, un souhait d’émancipation de beaucoup de producteurs qui prennent conscience du succès du rhum, du leur, qu’ils souhaitent mettre eux-mêmes en avant aujourd’hui ; il se passe en fait dans le rhum ce qui s’est passé dans le Single Malt. Et enfin, une peur de plus en plus grande de voir leur rhum ‘transformé’ et complétement travesti par d’autres: beaucoup de producteurs prennent conscience de la transformation de leur produit par un autre et c’est sans doute la chose la plus terrible qui puisse arriver à un distillateur, de voir son produit aussi dénaturé et loin du profil original à cause d’ajout de sucre, de sauce, etc… ».
Interrogé sur ce même sujet et sur cet usage pour 99% des embouteilleurs d’acheter chez le grossiste européen Scheer, Fabio Rossi ne tourne pas autour du pot : « c’est une question de logistique. Acheter auprès de distilleries dans les Caraïbes revient à commander de très grosses quantités de rhum (au moins un container entier), alors qu’avec un grossiste comme Scheer vous pouvez vous procurer de plus petites quantités très facilement ; l’investissement n’est pas le même. Scheer agit aussi également comme un agent exclusif en Europe, si bien que certaines distilleries vous renvoient directement vers eux quand vous les contactez. »
Une question de moyen donc, mais aussi de relation historique avec la maison Scheer qui fait ressortir un peu plus l’idée de l’héritage colonialisme évoqué par Richard Seale un peu plus haut, et que certains qualifieront plus poliment de ‘tradition’. Reste la passion, le bon sens, et l’évolution des mœurs…wait & see
Mise en pratique sur échantillonnage
Passons à un cas pratique, rentrée oblige…
Nous pouvons déjà facilement comparer les différences de vieillissement grâce à la pléthore de rhums présents sur le marché: par exemple comparer un Port Mourant ‘continental’ à un ‘full tropical’, ou encore un Caroni, un Foursquare, etc.. d’un embouteilleur indépendant et officiel. Jouons ici à un jeu nettement plus intéressant: celui de comparer l’exact même rhum mais vieilli à deux endroits différents.
Et pour donner cet exemple concret (qui reste un exemple parmi tant d’autres ceci dit), voici une petite expérience qui a déjà été tentée lors d’une masterclass animée par Luca Gargano il y a quelques années. Il avait alors proposé à son auditoire (composé de professionnels) deux verres : l’un contenant son rhum Liberation 2012 (vieilli intégralement à Marie-Galante), et l’autre avec le même rhum mais cette fois mis à vieillir en Italie (à Bassano) juste après distillation. L’intérêt était de montrer publiquement et clairement les différences entres les deux types de vieillissement, aussi bien au niveau de la robe qu’au nez et en bouche.
ci-dessus les robes du Libération 2012 : la version Marie-Galante à 59,8°, celle vieillie en Italie au même compte d’âge, et enfin avec 9 ans de vieillissement continental (61,6°).
Il s’agit donc pour les deux premiers cas d’un rhum âgé de moins de 5 ans et « libéré » des fûts (=embouteillé) en 2012. Le vieillissement s’est déroulé à chaque fois dans des fûts ayant contenu de grands vins blancs français (sauternes : Chateau d’Yquem, domaine Leflaive), d’un côté à Marie-Galante, de l’autre en Italie. La version marie-galantaise est celle qui a été commercialisée et a été dégustée par ici , et pour le reste ça se passe ci-dessous…
échantillon #1 / 63,4°
Échantillon prélevé le 3 octobre 2013 en Italie avec un vieillissement 100% italien/continental (une sorte de déLiberation 2013 version ritale) à partir du fût #24 ; le rhum titre alors 63,4° et est âgé de plus ou moins 5 ans.
La robe est ambré classique, vieil or et huileuse ; les jambes sont plus fines que le 2012 classique, et la couleur bien différente (voir ci-dessus).
Au nez, c’est très léger et l’incidence du fût ressort, certes moins clairement que sur l’embouteillage de Marie-Galante: c’est nettement moins exotique, moins imprégnant et moins gras aussi. Est-ce que l’on reconnait le Liberation 2012 ? clairement non. Le rhum est sec et assez porté sur le chêne avec un léger côté vineux puis des épices et de la vanille. Pas aussi charmeur, un poil piquant et porté sur des fruits à chair blanche (pêche, poire) et du zeste de citron jaune. Ce n’est pas désagréable au nez mais c’est assez faiblard.
En bouche, on retrouve du gras et de la présence ; le degré parle et offre une bouche incisive, virile. Ça chauffe et ça englobe le palais toujours avec l’image de ce fût en toile de fond, le côté Sauternes et surtout tannique qui apporte de l’amertume en bouche, accompagnée d’épices pimentées et de raisin blond. Exit l’exotisme, c’est bien l’amertume et les épices qui persistent et marquent une fin de bouche plutôt longue et boisée. Avec un trait d’eau, il gagne en fruité et en complexité, faisant cette fois parler le citron et la fraîcheur (zeste agrume). En bouche, c’est même plus équilibré et agréable, devenant même assez sympa.
Un Liberation assez brutal, incisif et qui ne prend pas de gant. L’alcool est présent et dirige la dégustation mais sans être désagréable pour autant. On sent la base grâce à l’incidence du fût mais en cherchant assez loin… s’il fallait noter celui-ci, sûrement dans les 80, avec une solide base tout de même et qui montre la qualité du jus.
échantillon #2 / 61,6°
2ème échantillon, cette fois prélevé du fût qui vieillit toujours en Italie le 12 novembre 2016. Le rhum est alors âgé de plus ou moins 9 ans (vieillissement continental) ; il titre alors 61,6°.
La robe est quasi identique que le premier échantillon, si ce n’est que les jambes sont un poil plus larges (et lentes), et la couleur un point au-dessus..
Au nez, nous sommes toujours très loin du Liberation 2012 fullproof, et il semble refléter le premier échantillon en un peu plus rond et moins sec, plus ‘lourd’ et riche. Le nez est agréable et plus équilibré mais clairement moins évolué et intéressant que le ‘vrai’.
En bouche, le rhum est gras et puissant, sur le fût et le raisin blond pimenté, tannique et dynamique. On a toujours le profil vineux mais toujours pas l’exotisme qui explose chez le 2012 fullproof. Il a gagné par rapport au premier échantillon même s’il reste assez brut de décoffrage, toujours poivré et pimenté avec son lot d’agrumes et de fraîcheur (anis). La fin de bouche est longue et chaleureuse, sèche (alcool encore assez présent) mais où sont les fruits exotique et la marmelade ? 🙁 Il y a du citron tout de même…
Avec quelques gouttes d’eau, le rhum se polit et se fait plus docile, plus ensoleillé même avec des notes d’anis très agréables. Idem sur la bouche qui ne perd pas en richesse et se fait plus complexe et équilibré, signe que la base du rhum est déjà très bonne (mais qui en doutait encore?).
Mieux que le premier échantillon pour sûr, mais encore à des années lumières du 2012 fullproof (et même du réduit). Toujours assez brut mais intéressant et au final assez agréable en bouche. Une note ? toujours dans les 80 mais quelques points au-dessus du premier échantillon, et toujours avec une base qui inspire la confiance et qui montre déjà son potentiel. Un rhum qui plairait sûrement à pas mal d’amateurs.
:: CONCLUSION ::
Une chose est assez claire à la sortie de la dégustation de ces échantillons : le Liberation 2012 fullproof est beaucoup plus évolué et complexe que le même rhum vieilli en Europe. Et de très loin.
Mieux encore, on peut facilement faire le parallèle avec par exemple un Demerara vieilli en Europe et son ‘équivalent’ vieilli sous les tropiques (même si un âge plus important en vieillissement continental réduira considérablement le faussé) : ce dernier ressortira plus résineux, plus concentré et complexe et le différentiel sera assez énorme au final ; et bien c’est la même chose qui se passe avec ces Liberation: les versions ‘européennes’ sont bonnes et se vendraient sans doute sans difficulté mais n’égalent pas l’original. Que ce soit grâce à la température, l’hygrométrie ou le contact rhum/bois accéléré, peu importe au final, mais il y a une différence très marquée.
Cela reviendrait à comparer le goût d’une tomate de supermarché à celle de votre jardin, un plat préparé à de la cuisine maison ; les sens sont décuplées, ou pas. C’est très intéressant dans les deux cas mais le plaisir est différent, et la complexité des arômes, la gourmandise, d’une dimension tout autre.
On peut ainsi s’imaginer que plus d’années de vieillissement rapprocheraient ce rhum du Liberation vieilli sur place, mais la dégustation ne va même pas dans ce sens: le rhum évolue, certes, mais différemment et on peut se demander comment il pourrait se rapprocher du même liquide vieilli sous les tropiques. Il serait sans doute très bon, mais aussi très différent, ce qui laisse penser que rien ne remplacera jamais un vieillissement tropical dans le cas de ce Liberation. Et ça tombe plutôt bien puisque c’est l’idée..
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Article très intéressant, j’en profite pour ouvrir une petite parenthèse sur les early landed du cognac Hine.
Cette maison choisit de faire passer à une partie de ses fûts une maturation à Bristol (contre Jarnac pour les autres). Les millésimes vieillis à Jarnac et Jarnac+Bristol sont très différents mais tous les deux présentent des qualités remarquables.
Je ne suis pas sûr qu’un fût distillé à un endroit doive forcément vieillir sur place. Le vieillissement est un processus à part entière qui permet de continuer à travailler le spiritueux. Je pense qu’il faut surtout demander plus de transparence et continuer de diffuser ce type d’information comme tu le fais.
Hello Julien et merci. Et pour aller un eu plus loin, certains producteurs ont même des résultats très différents sur le même rhum (même millésime dans le même fût) selon l’emplacement de leurs barriques dans leur chais (qu’ils soient au nord ou au sud par exemple).
Bonjour,
Encore un article qui fait la part belle aux explications plus poussées. Merci. Les commentaires de Mr Sassier vont encore plus loin.re-merci.
En ce qui concerne le Libération, il y a t’il eu ouillage ou pas ? A prendre en compte cependant, non?
Bonsoir Jean-Marie et merci
j’attends confirmation pour éviter de répondre une bêtise su rle ouillage du rhum à Marie Galante, mais d’après ce que j’ai comme info le rhum dans sa version ‘continentale’ serait une exacte copie de celui vieillit à Marie-Galante. Par contre, seulement 2 fûts ont été rapatriés en Italie, donc je ne suis pas certain d’un quelconque ouillage, ce qui aurait du au final avoir tendance à concentrer d’avantage le rhum ‘italien’
Salut. Vu le profil Organoleptique des liberations, je me demande même s’il y a eu ouillage.
Salut Jean-Marie, j’ai eu la réponse ce week-end durant le Whisky Live de Paris: sur le Liberation à Marie-Galante c’est Gianni Capovilla qui s’occupe du travail de maturation, et parfois le rhum passe jusque par 3 fûts différents, ce sera selon le profil et le souhait du maestro (et les différentes incidences des fûts), donc rien de figé dans le temps mais les fûts sont donc mis à niveau lors des manipulations
Bonsoir cyril,
Luca le dit en quelques mots simples : authenticité, respect du produit…
Voilà qui résume bien ma pensée sur ce sujet.
S’il existait un rhum parfait, je ne boirais que celui-là ! Heureusement que ce n’est pas le cas car je préfère, comme tous les véritables amoureux du rhum, sentir et goûter les différences, choisir un terroir ou bien un autre, selon mon humeur et mon envie du moment, siroter lentement ce magnifique breuvage en bonne compagnie…dépaysement assuré sans quitter son fauteuil…les tropiques dans son salon…
Comment peut-on faire cela avec un produit qui a perdu un peu (et parfois beaucoup) de son âme en vieillissant en Europe ?
Pour moi le vieillissement du produit dans la distillerie qui l’a vu naître est une évidence…
En tout cas, bravo pour cet article qui « met les pieds dans le plat » de manière salutaire, et la démonstration par le « Libération 2012 » est remarquable !
Bonjour Le Glaude!
une évidence ailleurs mais qui ne semble pas si évidente que ça dans le monde du rhum, et dans les mœurs… Disons qu’il en faut pour tout le monde, mais qu’il ne faut pas non plus en oublier l’essentiel…
Bonjour Cyril,
Merci pour ce très intéressant article.
Moi qui suis de plus en plus amateur de rhum, je cherche de plus en plus l’autenticité quitte à y mettre le prix.
Tu ne parles pas des rhums JM qui « climatiseraient » leurs chais: ils viellissent alors bien leur rhum sur le lieu de production avec les avantages d’une part des anges moins « gourmande » qu’en conditions tropicales normales.
Qu’en penses-tu ?
Bonsoir Jéronimo, merci pour ta lecture
JM aurait à une certaine période climatisé ses chais, pour ensuite revenir en arrière, à priori. Le but est clairement d’abaisser la part des anges pour limiter les pertes, mais quid du coût total de la démarche ? peut-être était elle trop couteuse, et le résultat pas à la hauteur des espérances de JM ?
Très belle articles très complets
J’ai moi même fait le test lors de ma visite chez luca et je te rejoints en tout point !
J’avoue qu’à l’aveugle je n’ai pas aimé la version continentale que je trouvé sèche et alccoleuse… quand luca me dévoile le mystère j’étais scotché !
Le coup du mystère était bien joué car si j’avais su que c’etait un liberation je l’aurais tout de suite sur-estimé !
Salut Mathieu, ce serait top de le regouter avec quelques années de plus 😛
Merci pour la reponse.