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Après un premier épisode consacré à l’utilisation de fût d’acacia dans le rhum, nous nous intéresserons aujourd’hui à une autre (nouvelle) innovation, qui à notre connaissance n’a jamais été utilisée pour la production de rhum : l’utilisation d’eau de mer .
Deux rhums sortis dernièrement par la société et marque Trois Rivières (Martinique) ont en effet interpellé la sphère des amateurs : le rhum Cannes Brûlées d’abord, dont le « jus fermenté et distillé en colonne créole » est « réduit à l’eau de source infusée de poudre de cannes brûlées, bouillie, puis filtrée », ainsi que le rhum Vieux de l’Océan , sur lequel nous allons nous attarder plus particulièrement aujourd’hui…
Dans la communication officielle de la marque, on peut lire que ce rhum a « bénéficié d’une reminéralisation intégrant une pointe d’eau de mer prélevée au large des côtes du célèbre Diamant ». Mais la pratique, novatrice et à visée clairement marketing, est-elle autorisée sur le plan réglementaire ? C’est une question que tout amateur est en droit de se poser.
On peut légitimement s’attendre à ce que la pratique soit autorisée, sinon elle n’existerait pas; et en poussant le raisonnement, on peut même imaginer que pour une question de légitimité, une marque ne mettrait sans doute pas son image à l’épreuve du contraire. Mais puisque ce cas est une première (l’adjonction d’eau de mer dans un rhum), autant en prendre l’assurance et voir clairement ce qu’en dit la réglementation, qui nous ne le rappellerons jamais assez, vise normalement avant tout à protéger le consommateur.
Cette « reminéralisation intégrant une pointe d’eau de mer » est-elle donc autorisée -ou du moins tolérée- par les textes et règlements ? Réponses ci-dessous, avec le concours des instances mandatées à faire respecter les textes définissant -et protégeant- le rhum, mais aussi en épluchant les textes en vigueur…
La Nature de l’eau, une interrogation qui ne coule pas de source
Cette innovation, proposée par Trois Rivières et qui vise à ajouter de l’eau de mer dans le rhum, renvoie à une question que ne l’on se pose en effet que très rarement (et qui ne serait sans doute jamais venu à l’idée de personne avant cette sortie) : quelle doit être la nature de l’eau utilisée pour la réduction des rhums ? Et dans ce cas précis, des rhums sous indication géographique. Et par conséquent, un rhum réduit à l’eau de mer peut-il être commercialisé sous une IG ou une AOC ?
Un début de réponse peut être trouvé dans la première annexe du règlement CE n°110/2008 au point 6, qui définit les « caractéristiques qualitatives de l’eau » qui peut être utilisée dans l’élaboration des boissons spiritueuses, et donc du rhum. Et que dit cette annexe au juste ? que la qualité de l’eau doit être conforme à la directive 80/777/CEE du Conseil du 15 juillet 1980 relative au rapprochement des législations des États membres pour l’exploitation et la mise dans le commerce des eux minérales naturelles et à la directive 98/83/CE du Conseil du 3 novembre 1998 relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine. Mais encore ?
Ces directives reprennent clairement toutes les eaux utilisées dans les entreprises alimentaires pour la fabrication, la transformation, la conservation ou la commercialisation de produits ou de substances destinés à la consommation humaine. On y apprend que son adjonction ne doit pas modifier la nature du produit, et qu’elle peut être distillée, déminéralisée, permutée ou adoucie.
Pour faire simple: seule une eau répondant à ces caractéristiques peut être utilisée pour réduire un rhum, qu’il soit issu de la distillation du jus, de la mélasse ou du sirop de canne à sucre.
Alors, eau de mer ou pas eau de mer ?
C’est à cet instant que le lecteur consommateur, sorti de sa torpeur et de textes législatifs sans fin, prend conscience que cette fameuse réduction à l’eau de mer, innovation s’il en est, ne répondrait pas aux « caractéristiques qualitatives » citées ci-dessus pour l’élaboration de notre spiritueux préféré. Et comme il est toujours préférable (et même indispensable) de tourner sa langue plusieurs fois avant de « crier au loup », il convient de demander validation aux instances compétentes en la matière.
Et selon la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (la fameuse DGCCRF), à qui il a été demandé si un rhum réduit à l’eau de mer pouvait être commercialisé sous une AOC/IG:
« une telle pratique encourt la qualification de falsification prévue à l’article L. 413-1 du code de la consommation. » Elle précise même qu’une « allégation mentionnant une réduction à l’eau de mer, alors que l’eau répondrait aux exigences de qualité prévues par la réglementation, encourt la qualification de pratique commerciale trompeuse sur les qualités substantielles et la composition du produit, prévu par l’article L. 121-2 du code de la consommation ».
Et puisque aucun cahier des charges d’un rhum sous indication géographique ne prévoit et ne définit l’utilisation particulière d’eau de mer pour la réduction du produit, il n’est pas autorisé d’en utiliser.
C’est sans doute la raison pour laquelle aucune distillerie n’avait tenté pareille innovation auparavant… On peut aussi légitimement se questionner sur la « potabilité » d’une telle eau : en effet, rien ne garantit qu’elle soit exempte de métaux lourds (provenant des sargasses par exemple). Et à quel niveau a-t-elle été prélevée ? Est-ce une eau de surface, de profondeur (avec d’éventuelles traces de micro-particules de plastique, d’hydrocarbures, voire de plancton… etc) ? Et quel intérêt à communiquer sur sa provenance, « au large des côtes du célèbre Diamant » ? Sans doute parce que le célèbre rocher du Diamant est un ancien abri de pirates, point fortifié pendant les combats entre Français et Anglais dans les Caraïbes? Les lois du marketing sont impénétrables, que voulez-vous…
Et la DGGCRF, de conclure : « Une telle pratique si elle était constatée, encourrait, outre les délits de falsification ou de pratique commerciale trompeuse, celui d’utilisation frauduleuse d’appellation d’origine contrôlée prévue par le 3° de l’article L. 431-2 du code de consommation »
En conclusion de ce nouvel épisode Info-Conso, signalons que les propos relatés ci-dessus nous montrent clairement le côté caduque (c’est le moins que l’on puisse dire) de l’innovation proposée par la marque Trois Rivières. Ils nous rappellent qu’au delà de la sainte et honorable idée d’innovation, le marketing prend parfois bien trop de place et de souplesse sur la législation. Et toujours, au détriment du consommateur.
To be continued…
P.S. (ou plutôt une parenthèse) : à la rédaction de cet article, une autre référence revient alors à l’esprit, qui avait, elle aussi, surpris par un profil particulièrement « iodé » : la Cuvée de l’Océan de Trois Rivières.
Ce rhum blanc, qui d’après la communication de la marque est produit à partir de cannes à sucre cultivées en bord de mer (« les pieds dans l’eau »), aurait profité d’un environnement propice à donner au rhum un profil iodé (emplacement géographique privilégié avec brise marine certaine des cannes, etc..).
Seul bémol ‘technique’, le cadre idyllique de production et une brise marine ne suffisent pas à donner à un rhum un goût ni même un nez iodé, surtout pas après le combo fermentation+distillation (qui rappelons-le annihileraient le phénomène avec la chauffe). Interrogés à l’époque, de nombreux professionnels du secteur (parmi lesquels des distillateurs expérimentés, et pas uniquement en rhum) ont partagé leur étonnement, car ce profil particulier, pour eux, ne peut pas provenir naturellement de la production de rhum (et n’avait, par ailleurs, jamais été retrouvé dans un autre produit de ce type avant).
Selon eRcane de la Réunion, un organisme reconnu qui contribue depuis 1929 au développement de la filière canne-sucre de La Réunion (par la sélection de nouvelles variétés et des travaux de recherche à l’avant-garde du progrès génétique, agronomique et technologique), la canne ne fixe pas l’iode.
Alors il y a-t-il eu un ajout quelconque à ce moment, une aromatisation à l’eau de mer ? La question reste ouverte, mais d’autres sources très proches de la marque auraient signalé, depuis, un changement de « recette » pour cette cuvée, « pour la rendre moins typique ». Un mystère de plus ? Il reste tout de même à signaler (merci Guillaume Ferroni pour la remarque pertinente) qu’il existe bien des notes « iodées, salines, marines » dans certains rhums de Madère et dans certains Grogues (grâce notamment à des fermentations longues et spécifiques de vesous, et des variétés de cannes à sucre particulières).
Dans une vidéo officielle de masterclass tournée durant le Paris Rhum Fest 2018, Daniel Baudin (maître de chais La Mauny/TroisRivières) & Christian Vergier (un professionnel « intimement associés depuis près de vingt ans à l’aventure des rhums Martiniquais Trois Rivières et Maison la Mauny, des rhums de la Réunion Rivière Du Mât et des rhums New Grove à l’île Maurice, également à l’origine des marques Arcane, Beach House et Turquoise Bay » selon son site internet https://spiritsbarrels.com/) argumentent et expliquent de concert que les alizés profiteraient à atteindre ce genre de profil. Qu’il s’agit avant tout d’une « mise en valeur » de cet « esprit marin », « caractéristique de la marque ». Une « salinité très étonnante » à la commissure des lèvres et un rhum qui « détendrait » même les huîtres. Fin de la parenthèse
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P.S. 2 : Et vous vous souvenez du rhum Cannes Brûlées dont il a été fait mention en début d’article? Celui, dont le « jus fermenté et distillé en colonne créole » est « réduit à l’eau de source infusée de poudre de cannes brûlées, bouillie, puis filtrée » :
(Source : capture du site Rumporter)
Sans discuter l’idée -qui à l’origine pourrait paraître étrange- de vendre un rhum sur une pratique abandonnée depuis longtemps par les distilleries elles-mêmes (brûler les champs de cannes à sucre), on peut se questionner sur l’intérêt, pour un rhum agricole, de proposer des notes empyreumatiques (brûlées) qui suggèrent un chauffage du sucre que l’on retrouve plus habituellement sur des rhum de…mélasse. Encore le marketing, sans doute?
Et une eau de source « infusée » ne peut-elle pas être considérée par la réglementions comme une aromatisation ? Dans tous les cas, nous pouvons au moins dire que cette nouvelle « innovation » vise aussi à changer le goût du produit final (relire les réponses de la DGCCRF ci-dessus sur la qualité de l’eau) , et que la pratique serait donc, elle aussi, interdite. |
Salut Cyril,
Bien heureux de te voir sortir un article sur ces deux ovnis.
Pas de réactions de la part de Trois rivières ?
Jyve
Salut à toi,
Merci pour la lecture, c’est pas toujours très agréable avec la réglementation (mais tellement important au fond).
Il y a rarement des réactions, en tout cas officiellement 😉
C’est quand-même dommage pour une belle maison de devoir suivre à tout prix le rythme effréné des sorties et des innovations.
Est-ce que le public réclame vraiment toujours plus de gadgets marketing ?
Pour ma part j’ai beaucoup aimé les single casks sortis ces dernières années, et quitte à passer pour un vieux con, je me contente tout à fait de ces jolis rhums élaborés dans la pure tradition AOC Martinique, qui pour moi est avant tout un repère en termes de style.
Il est loin le temps où nous attendions, fébrile, les quelques sortis des distilleries une fois l’an : le blanc et le vieux, voir un millésime. Il y avait encore une attente, et un certain plaisir à attendre (un truc de vieux con là aussi).