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River Antoine, éden du rhum
Si la Grenade est communément surnommée « l’île aux épices » pour sa cannelle, ses clous de girofle, son curcuma et surtout le macis et la noix de muscade, elle pourrait tout aussi bien porter le titre d’ « île à rhum » tellement celui-ci est ancré dans la culture. Balade guidée dans l’une des plus vénérables distilleries du monde, la bien nommée Rivière Antoine.
Si le rhum devait choisir son paradis, il élirait sans doute domicile à Rivière Antoine. Nichée sur la côté nord-est de l’île, l’endroit est un joyau qui n’a aucun équivalent dans le monde de l’eau-de-vie de canne à sucre. Imaginez un instant une distillerie, qui au plus fort de son activité, ne laisse échapper que le soupir de l’eau et la sérénade des oiseaux ; où une canne à sucre cultivée en agriculture biologique s’exhibe sur des kilomètres à la ronde, embrassant des hectares jusqu’à un océan complice qui laisse échapper milles soupirs alizés. Aucune nuisance, pas même le bruit d’un moteur pour broyer la canne ; vous y êtes ? Tendez franchement l’oreille et peut-être entendrez-vous le crépitement du feu qui s’agite sous le cul des alambics, ou les bavardages mélodieux qui s’échappent des champs de cannes à sucre où les coutelas s’animent. La rudesse des gestes, d’une rigueur mécanique, est bien vite effacée par l’admirable grâce et la délicatesse inouïe des amareuses, ces épouses de la canne qui empaquettent les graminées en petits ballotins ceinturés d’une jarretière de feuilles ; majestueuses, elles peignent le passé de leurs mains, elles le sanctifient du bout des doigts, fragiles, et murmurent pour celles qui ne sont plus.
Ici, la main d’œuvre est essentiellement locale et l’activité agricole qui anime ce lieu fait vivre des dizaines de familles. Qui va piano, va sano ; la tâche est fractionnée : 1 heure, 1 heure et demie de labeur, pas plus, pour ne pas se faire mordre par le soleil et ne pas brusquer la mécanique bien huilée du moulin à eau qui attend fébrilement son grain. L’approche de la précieuse cargaison, ramassée à quelques mètres de là, amorce enfin le début des festivités : la vénérable roue à aubes et ses 6 mètres de diamètre prennent vie lorsque l’eau de la rivière Antoine, gonflée en amont, est sauvagement précipitée le long d’une artère cimentée qui l’engloutira dans les rouages de l’armature métallique séculaire.
Le jeu des mécanismes berce la quiétude des lieux et les soupirs de l’eau, finalement libérée, semblent offrir au monstre de fer un râle de soulagement continu. Ce qui se joue derrière, à la vitesse molasse de 15 tours minute, vous plonge dans le noir et blanc de Chaplin et dans la paresse d’un monde libéré de tout productivisme. Il faut profiter de chaque seconde car la roue est réveillée avec parcimonie, seulement quelques heures par jour. Elle entraîne dans son élan la chenille du tapis, flottante et cotonneuse, qui fera lentement mourir la canne entre les rouleaux de broyage, renvoyée manu militari pour un second passage. Au total, 3 remorques de cannes seront moulinées à la journée, donnant 800 gallons de pur jus, quelques 3 000 litres. La bagasse est entassée à quelques mètres de là et semble former de véritables montagnes bronzant au zénith ; elle est transportée dans un wagonnet qu’un ouvrier pousse sur des rails brinquebalants et déverse tout autour des installations, camouflant une partie de la distillerie de la route. Elle sera utilisée plus tard, comme engrais naturel et paillis dans les champs, mais aussi pour alimenter la chaufferie de la distillerie.
Le précieux nectar est maintenant acheminé via une rigole jusqu’à la boiling house, autre vestige qui date de 1785 et dernière ‘salle de cuisson’ connue des Caraïbes à encore fonctionner ; le jus y sera légèrement chauffé dans 5 marmites métalliques dont l’arrière-train est chatouillé par les flammes d’un four alimenté en bagasse. La scène tient du rituel et nous plonge dans un monde immémorial où des artisans, armés de longues pelles en bois, écument le jus dans une atmosphère vaporeuse ; à la force du poignet, ils font transhumer le jus d’une marmite à une autre, du point le plus chaud au plus brulant, en respectant un temps qui ne se mesure qu’avec les yeux. La messe sonne 3 fois par jour et les 800 gallons de pur jus fondent à 650/700 gallons en quelques petites heures ; un peu plus de 10% de concentration après une légère chauffe.
Dans son nouvel apparat, le jus reposera 2 jours avant de prendre la direction de la pièce adjacente où d’énormes cuves en ciment attendent d’être comblées pour laisser la nature œuvrer : 9 cuves de 3000 gallons (plus de 11 000 litres) dont seules 6 sont utilisées partiellement (chargées à 2400 gallons). La fermentation, à l’air libre, se passera d’ajout et durera 6 à 8 jours, parfois 10 selon les caprices du climat, seul et ultime décisionnaire. Le temps pour le wood gang, l’équipe en charge d’alimenter le feu des alambics, d’aller couper du bois dans la forêt avoisinante, avant que la distillation ne débute. Car chez River Antoine, chaque ouvrier fait partie intégrante d’une équipe (appelée familièrement un gang) dévolu à une mission bien spécifique : si le wood gang crapahute dans la jungle foisonnante, le mill gang a pour tâche de soigner les blessures du moulin à eau, et le boiling gang celle de faire danser les fantômes des ancêtres dans les volutes de fumée. Au total, ce sont pas moins de 80 employés qui font fonctionner la distillerie et une centaine de familles qui dépendent de l’activité globale de la plantation, la dernière à fonctionner entièrement sans aucune énergie électrique ; c’est simple, le courant n’a élu domicile que pour éclairer les locaux et faire vivre une administration poussive. Et encore, des panneaux solaires devraient un jour rendre l’édifice complétement autonome.
Une fois le moût finalement prêt et le bois entassé à proximité des alambics, la magie peut commencer ; River Antoine peut compter sur deux magnifiques pot-stills à double retort signés John Dore d’une capacité de 600 gallons (plus de 2000 litres), en place depuis les années 80 ; ils ont été rafistolés au gré du temps avec des pièces produites sur mesure par différents fabricants, donnant des hybrides qui ne manquent pas de charme : le premier alambic John Dore est équipé de retorts fabriqués par Vendome, alors que le second pourrait être affublé du triptyque John Dore-Forsyth-Vendome. Leur chauffe est assurée à feu direct et la température savamment contrôlée en fonction de la quantité et de l’essence même du bois brûlé. Chaque geste, chaque coup d’œil est un patrimoine qui a nécessité des millions d’heures de pratique et de transmission. Une gestuelle qui se répète depuis plus de 200 ans, pour faire couler, au bout du compte, une petite centaine de litres de rhum à 80°/83° par chauffe… Depuis aussi loin que peut remonter la plus ancienne mémoire de la distillerie, on remplit les alambics à moitié de leur capacité (300 gallons pour une capacité de 600) ; un comble ? Plutôt une précaution. Mais ce ménagement héritée du siècle dernier n’est pas sans conséquence, puisque la distillerie arrive à peine à satisfaire la demande locale et vend généralement sa production journalière en 24 heures chrono. A la sortie de l’alambic, le distillat est acheminé dans une pièce voisine par gravité, où il finira son périple dans une citerne souterraine en béton. Il s’y reposera sous haute sécurité avant qu’un énième employé ne le transfère dans des drums (fûts en plastique) où le rhum sera réduit à 75° et 69° avant embouteillage. A un rythme journalier de quatre chauffes de 4 heures chacune, River Antoine est en capacité d’embouteiller 550 à 600 bouteilles par jour, soit l’équivalent de 150 bouteilles par distillation. Une très faible quantité, mais un effort considérable quant on sait que tout est ici embouteillé à la main, bouteille par bouteille, étiquette par étiquette.
La production (totale) annuelle de River Antoine dépasse difficilement les 90 000 bouteilles de 75cl, essentiellement consommées sur l’île ; il arrive donc très souvent que les touristes qui viennent ici s’exploser d’extase les rétines repartent bredouille, non sans se régaler de quelques centilitres de plaisir à la boutique, un minimum. Et les locaux sont si friands et si fidèles au rhum Rivers -et tellement fiers aussi- que la distillerie n’a jamais été en capacité d’exporter son rhum, ni même de mettre quelques litres en vieillissement.
Un dicton local vous conjure même de ne pas parler de « rhum », mais de « Rivers ». Vous n’entendrez donc jamais quelqu’un commander un rhum mais un Rivers, le plus naturellement du monde. Et le plus naturellement du monde, vous boirez un Rivers comme si vous goutiez au paradis, le paradis des autres. « DON’T SAY RUM, SAY RIVERS » |
Merci Cyril
ça donne vraiment envie ce Rivers … tu nous donnera tes impressions (as tu eu la chance d’y gouter ?).
moi qui revenait régulièrement sur tes pages sans rien voir de neuf … ça repart en fanfare !
Au plaisir
Salut jyve
River Antoine propose sans doute un des meilleurs rhums blancs au monde, en tout cas pour ma part. Le gros problème reste qu’il est impossible de s’en procurer puisqu’ils ne sont pas distribués.. un jour peut-être ? 🙂
Salut Cyril,
Je suis vraiment ravi que tu aies eu la chance de visiter ce joyaux; ce qui me donne la possibilité de lire enfin un bel article qui en parle car elle reste très enfuie et secrète.
J’ai eu l’énorme privilège de gouter ce rhum en le commandant en échantillons sur master of malt, et la grande déception d’apprendre juste après l’avoir gouté, que j’avais commandé les derniers échantillons disponible sur le site.
Il s’agit tout bonnement du meilleur rhum blanc qu’il m’ait été donné de goûter. Ce coté oldschool type clairin mais bcp plus animal et cuir tanné…une tuerie absolue.
Il ne me reste plus que 3 petits échantillons et un espoir qu’un jour peut-être j’arriverai à mettre la main sur une bouteille toute entière de ce nectar.
Merci pour ton article….tu as le cran de vivre ta passion à fond. Bonne continuation à toi, c’est toujours un plaisir de te lire.
Salut Mathieu et merci!
Ça reste encore trop souvent un privilège d’y goutter, c’est dommage… j’étais passé à côté des samples de Master of Malt à l’époque,mais j’ai vu dernièrement que Excellence Rhum devait en rentrer en stock (prix élevé, pour un tas de bonnes raisons sans doute…). Pour ce qui est de l’endroit, j’en rêve encore aujourd’hui. Obsédant
Salut à toi ô grand ensorceleur du verbe. Il y a bien longtemps que mon palais n’avait été habité d’une pareille soif. Merci de nous sortir de cette grisaille parisienne qui engonce nos corps et opacifie l’esprit Je m’en suis pris une petite lampée de cette précieuse riviére m’imprégnant ainsi de cette parenthése humaine et solaire. Je continue à me laisser captiver par la lumiére irradiante de ces clichés et me laisse glisser doucement vers d’autres cieux…
Salut Stéphane,
Merci beaucoup et désolé pour les frustrations
Bonjour!
J’aime toujours autant tes articles qui donnent une soif assez particulière…
Mais en voyant ces photos qui montrent ces bâtiments délabrés, ces ouvriers évoluant dangereusement dans une indescriptible crasse ambiante, le rêve se ternit quelque peu… Et cela me donne le sentiment que la réalité est passée à travers le filtre du fantasme et en est ressortie incomplète ou déformée afin de satisfaire le besoin d’évasion (entre autres) du métropolitain avide.
Est-ce seulement une impression pas forcément juste? Qu’en penses-tu?
En attendant je te souhaite une bonne continuation dans tes beaux articles.
Salut Samson et merci pour ton message.
Voilà une des raisons qui m’a particulièrement freiné avant de finalement partir dans les Caraïbes (pour ce projet : http://durhum.com/work-in-progress/). J’ai toujours, avant ce voyage, ‘fantasmé’ le rhum et son environnement, rêvé à travers d’autres récits et photos. J’avais cette appréhension qu’un monde ne s’écroule en voyageant, et en découvrant la ‘réalité’. De ces bâtiments délabrés (qu’il s’agisse de River Antoine, Hampden ou d’autres), il faut garder à l’esprit qu’à quelques très rares exceptions, ce n’est pas un choix. Nous préférerons en effet parler de traditions de notre point de vu, mais c’est aussi le sentiment que partage chaque personne que j’ai pu rencontrer sur place. Il y a une réelle fierté à faire « comme avant », à continuer, à faire vivre un héritage. Les conditions de travail et tout ce qui les entoure sont difficilement compréhensibles pour nous, c’est vrai. Mais il faut aussi garder à l’esprit que c’est leur quotidien, qu’il est accepté et qu’il le mette même en avant (sans compter qu’il était bien différent/pire auparavant). Ça reste une expérience unique, déstabilisante, mais enrichissante. J’ai essayé pour ma part de retranscrire mon expérience le plus fidèlement possible; River aura été un véritable coup de coeur; et le terme de « paradis », qui tranche certes avec la réalité brute des photos, prend tout son sens. J’avais beaucoup de fantasmes avant de visiter River. J’en ai encore plus un an après avoir eu la chance de la visiter.