entretien avec Joy Spence

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Joy Spence, papesse du rhum jamaïcain

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Au service d’une des plus grandes marques de rhum au monde, Joy Spence œuvre depuis 38 ans à maintenir tout un héritage. Fidèle ambassadrice du rhum Appleton, elle a sculpté l’image du rhum jamaïcain à travers le monde, jusqu’à l’installer durablement dans les esprits des amateurs. Entretien confidentiel avec la papesse du rhum…


 

 

Joy, comment décide-t-on un jour de s’intéresser à la chimie au point de finir par travailler pour une des distilleries les plus réputées au monde?
Assez accidentellement en fait… quand j’avais 13 ans je suis littéralement tombée amoureuse de la chimie grâce à ma professeure de l’époque. Une femme formidable qui était comme une seconde mère pour moi. Je lui dois toute ma carrière car c’est elle qui m’a donné la « flamme », et quand elle est décédée prématurément, je me suis jurée de devenir la meilleure chimiste en son honneur. Après ma licence (de chimie) obtenue à l’Université des Indes Occidentales (avec mention), j’ai commencé à travailler en tant que chimiste chercheuse en 1979 pour la société Tia Maria (NDLR: une marque très connue de liqueur au café, développée en Jamaïque dans les années 1930). J. Wray & Nephew, la maison mère d’Appleton, était située juste à côté de l’usine et j’avais pris l’habitude de regarder par la fenêtre de leur laboratoire pour surveiller tout ce qui s’y déroulait… Je leur ai envoyé mon CV et deux semaines plus tard, ils m’ont proposé le poste de chimiste en chef. C’était en 1981…

Là commence votre aventure chez Appleton: d’abord en tant que chimiste en chef, jusqu’à devenir master blender en 1997. Mais on évoque bien plus rarement vos autres missions…
C’est vrai et j’aime pourtant parler de ce que je fais autant que je peux. J’ai occupé différents postes dans ma carrière: passé tout l’aspect recherches et chimie, j’ai été nommée directrice générale des services techniques et de la qualité. J’étais responsable de toute la partie chimie, des opérations de laboratoire, des missions de recherche et développement, mais aussi de l’environnement, de la santé et de la sécurité au sein de la distillerie. Au final, j’ai couvert de très larges domaines de responsabilités, dont le développement de produits était certainement l’élément clé.

Au-delà de ces missions très techniques, j’aime beaucoup donner des cours de motivation dans les écoles en Jamaïque. Je participe également aux différents événements liés à l’industrie du rhum, autant que mon emploi du temps me le permet. Et j’ai donc l’extrême privilège de voyager un peu partout dans le monde pour animer des séminaires et éduquer les gens sur les merveilles du rhum jamaïcain et celui fait par Appleton en particulier (sensibiliser le monde à ce qui différencie le rhum jamaïquain des autres rhums du monde). En dehors de mon travail, j’aime beaucoup jardiner et cuisiner!

En 1997, vous devenez la première femme à occuper le post de Master Blender dans le secteur des spiritueux. De votre arrivée en 1981 à ce moment précis de votre carrière, quels enseignements avez-vous tirez?
A mes débuts, en tant que chimiste, j’ai eu quelques difficultés de part mes nombreuses – et très différentes – missions car j’étais la seule femme à m’occuper de la production. Dans cette position, vous devez savoir rester ferme et laisser tout le monde comprendre que vous avez les capacités techniques et que vous êtes aussi bon que n’importe quel homme. Rétrospectivement, c’était nettement plus simple lorsque j’ai pris le poste de Master Blender puisqu’il était prévu de longue date que je prenne la succession d’Owen Tulloch, le master blender qui me supervisait et de qui j’ai tout appris. Je n’ai donc pas rencontré beaucoup de problèmes ni de résistances. Mais aujourd’hui encore, les officiers de l’immigration et des douanes que je croise sont encore choqués de me voir occuper ce poste, et pensent même que c’est le fruit de mon imagination!


Je suis vraiment heureuse d’avoir brisé cette cloison de verre dans laquelle on enferme bien trop souvent les femmes, pour qu’elles puissent faire partie intégrante de ce superbe secteur.

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A ce tournant de votre carrière, vous avez reçu beaucoup d’attention et vous êtes devenue pour beaucoup un modèle. Est-ce que ça a changé votre façon de faire ou de penser votre métier ?
Cela n’a pas vraiment changé ma façon de faire mon travail, mais cela m’a permis de promouvoir une autre façon d’appliquer la chimie dans une industrie majoritairement et historiquement masculine. Et aujourd’hui, je mets un point d’honneur à saisir toutes les opportunités que je peux pour inspirer et éduquer les femmes, c’est très important pour moi. Je les encourage à sortir des sentiers battus (et soi-disant tracés) pour qu’elles se rendent compte qu’il existe des professions dans lesquelles les femmes peuvent entrer et réussir, en particulier dans des domaines considérés comme “masculins”. Par exemple, je suis partie à Miami à la fin du mois de mars pour parler à un groupe de femmes jamaïcaines, à l’occasion du cinquième conférence annuelle sur l’émancipation des femmes (présentée par l’association des femmes jamaïcaine de Floride, la Jamaican Women of Florida/JWOF). J’ai toujours hâte de participer à des évènements comme celui-ci, où je peux toucher plus de femmes et partager avec elles mon parcours.

Beaucoup de sommités en matière de rhum sont originaires de Jamaïque, et de nombreuses femmes se distinguent particulièrement par leur technicité en matière de distillation (comme Flovia Riley qui distille à Clarendon, ou encore Moya Lambert qui officie aujourd’hui à Mount Gay). Jamaïque, terre de rhum?
Le peuple jamaïcain est un peuple très fier et déterminé, et le rhum tient une place centrale dans notre culture. Les première traces de rhum remontent ici à l’année 1749… En plus, tout est réuni ici pour faire du très bon rhum: le climat y est idéal, le sol fertile et les sources montagneuses sont autant de facteurs nécessaires pour que la qualité du rhum soit autant élevée. Grâce à tout ça, nous comprenons la vrai beauté du rhum.

Vous parliez d’Owen Tulloch, à qui vous avez succédé lorsqu’il est parti en retraite en 1997. Que vous a t-il transmis pour que vous soyez toujours aussi fidèle au poste, 38 ans plus tard?
J’ai rencontré Owen pour la première fois quand je suis rentré chez Appleton en tant que chimiste en chef en 1981. Il a été l’élément déclencheur de ma passion pour cet art qui consiste à créer le rhum, et il a très rapidement remarqué mon don naturel pour la fabrication du rhum. Il m’a sans cesse encouragée à me perfectionner. Depuis qu’il est parti en 1997, je tâche chaque jour qui passe de mettre en application ce qu’il m’a appris avec tant de sagesse, et j’espère le rendre fier à la fois avec nos assemblages « classiques », mais aussi avec les nouveautés sur lesquelles je travaille…

Vous souvenez-vous d’autres rencontres ou anecdotes particulières survenues au cours de votre carrière?
Je me souviens de mon précédent directeur général, qui avait l’habitude de répéter une phrase qui m’a toujours beaucoup aidée dans mon travail. Il disait “Seul un imbécile s’attend à obtenir un résultat différent sans que rien ne change”. Cela m’a aidé à mettre en place pas mal de changements afin d’améliorer les procédés…

D’ailleurs, en parlant de vos débuts, quel est votre premier souvenir lorsque vous êtes rentré pour la toute première fois chez Appleton?
Sans aucun doute la splendeur de nos alambics en cuivre et la façon dont leur fonctionnement se situe à la croisée de l’art et de la science. C’est unique.

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Vous avez la lourde responsabilité de faire la pluie et le beau temps chez Appleton, de décider des prochaines orientations d’une marque qui a plus de 260 ans d’histoire. Qu’est-ce qui est le plus important pour vous dans cette mission? Et quel serait le secret de votre régularité?
Créer un rhum, c’est trouver l’équilibre parfait entre l’art et la science. Pour être un bon master blender, assembleur, vous devez bien-sûr être un expert sensoriel, avoir un flair artistique et créatif, mais aussi de solides bases de chimie (en tout cas une bonne compréhension) et une passion pour l’art des les détails. Et via tout ce travail, mon parti pris est d’améliorer la perception du rhum à l’échelle mondiale. Encore aujourd’hui, de nombreuses personnes ignorent ses qualités sophistiquées et complexes. Pour ce qui est de la régularité, elle tient de ma fierté à être jamaïcaine et de ma détermination. C’est mon principal moteur.

 

RHUM & TRADITION

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Le rhum Appleton a une très longue histoire (plus de 260 ans). Comment le décririez-vous à travers les siècles qu’il a traversés?
C’est qui est assez formidable et notable, c’est que le rhum Appleton a su rester fidèle tout ce temps. Il a toujours été produit de la même manière, avec les mêmes ingrédients de base et en grande partie grâce à l’environnement unique que propose la Jamaïque. La gamme de rhums s’est bien sûr étoffée avec le temps, en allant du rhum pour cocktail au rhum de dégustation, mais la trame est très sensiblement restée la même. Chaque référence reste authentique et respectueuse de ses racines jamaïcaines et ça ne risque pas de changer de sitôt.

Les différents master blenders qui se sont succédés n’ont-ils pas laissé une empreinte particulière? Une signature unique ou un profil distinct que l’on peut retrouver selon les périodes?
L’une des tâches principales pour un Master Blender est de maintenir une certaine cohérence dans les assemblages existants. Mais bien sûr, chacun amène son propre style et surtout son “flair”, son intuition dans la création de nouveaux blends. C’est là que peut se jouer la différence, dans la création pure et amener des améliorations est une grosse partie de notre job.

Pouvez-vous nous donner un petit aperçu des différentes types de rhum (références/marks/marques) produits par Appleton et leur importance dans les assemblages finaux?
Nous produisons plusieurs références de rhums issus à la fois de nos pot-stills (alambics traditionnels) et de notre colonne. Chaque distillat apporte une saveur et un caractère unique et bien distinct à l’assemblage final. Il faut garder à l’esprit que produire n’est pas un processus simple et qu’une multitude d’éléments clés contribuera à donner toutes ces saveurs: notre terroir unique, différentes variétés de canne à sucre, mais aussi la pureté de l’eau utilisée (provenant de notre propre source) et tout le processus intra-distillerie, c’est à dire la fermentation, la distillation unique en alambic/pot still, le vieillissement tropical et l’assemblage.

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Vous avez un style de rhum que vous chérissez plus qu’une autre?
Je vais surtout avoir des assemblages favoris, et certains dont je suis encore plus fière que d’autres. C’est le cas avec notre rhum Appleton Estate 30 ans, sorti cet automne. Chaque bouteille contient une part de rhum de 50 ans d’âge. C’est un rhum très spécial pour moi, qui célèbre à la perfection le raffinement de ce que nous pouvons produire dans la vallée de Nassau. Vous y retrouverez des notes vibrantes de vanille, de chêne grillé, de gingembre et de cannelle avec une finale douce et longue sur le miel épicé. J’en suis vraiment très fière.


L’EXCELLENCE DU TERROIR

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Appleton est un des rares rhums de mélasse au monde à revendiquer un terroir. À quoi cela tient-il?
Tout simplement parce que nous produisons un rhum de « domaine » qui tire toute ses caractéristiques de notre environnement proche; d’une petite zone géographique circonscrite. Et par conséquence nous sommes uniques et nous le revendiquons. Aujourd’hui, beaucoup de mélasse sont importées et la notion de terroir n’a que peu de sens ailleurs dans ces cas.

Et comment décririez-vous ce fameux terroir? Qu’a t-il de particulier?
Nous avons une démarcation géographique assez particulière, avec un niveau situé à plus de 120 mètres au-dessus du niveau de la mer, entouré de montagnes. Et nos cannes à sucre poussent à plus de 600 mètres d’altitude, dans un sol très fertile et riche en nutriments. La vallée de Nassau, où est située notre domaine, fait partie d’une région de la Jamaïque – le Cockpit Country – qui a une formation calcaire très particulière.

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RÉCOMPENSES & AVENIR


Au cours des dernières décennies, vous avez créé de nombreux rhums qui vous ont valu de très nombreuses récompenses, de la part de l’industrie comme du gouvernement jamaïcain. Qu’est-ce qui vous motive encore aujourd’hui?Qu’est-ce vous donne l’envie de continuer?
La même chose qui me motive à apporter de la consistance à Appleton et à innover dans le respect de la tradition. Ma fierté à appartenir à la Jamaïque m’a motivé à éduquer les autres sur la richesse de notre patrimoine. Et mon objectif est toujours de sans cesse améliorer la perception du rhum à l’échelle du monde. Je veux montrer aux femmes toutes les possibilités qui leur sont offertes dans cette industrie dominée par les hommes, montrer aux jeunes générations tout le potentiel du secteur et tous les choix de carrières qui sont disponibles.

Et je veux bien sûr m’assurer que tout le rhum que nous produisons chez Appleton soit exceptionnel. Il est donc essentiel d’être consistant dans nos procédures de production; c’est la clé. Quand les gens visitent nos installations (Appleton a ouvert dernièrement un centre d’accueil pour les visiteurs) et que je les vois s’intéresser au rhum et prendre du plaisir, et même à apprendre à aimer le rhum pour beaucoup, c’est la plus belle récompense de toutes ces années de travail, et ça me rappelle systématiquement pourquoi j’aime autant mon métier.


Et si vous deviez regarder un instant en arrière, qu’est ce que vous retiendriez?
Je dirais que je suis très fière de ma carrière jusqu’à présent. Je la décrirais comme une aventure qui m’aura permis de voir le monde et de rencontrer des gens de tous les horizons. Chaque jour, je prépare du délicieux rhum jamaïcain et j’éduque le monde entier sur ce qui rend ce rhum et ce pays si particulier. Est-ce que je peux être plus chanceuse?

Que pensez-vous avoir personnellement apporté à l’industrie du rhum?
Mon dévouement au métier est ce qui me motive et me fait me lever chaque matin pour aller travailler. J’aime penser que j’ai une détermination et une attention particulière aux détails qui aident à maintenir la qualité d’Appleton à un niveau aussi élevé. Je m’efforce de maintenir un héritage, pour qu’il ne soit pas perdu, en célébrant la Jamaïque à travers le rhum Appleton.

En tant que première femme Master Blender, j’espère également prouver que les femmes ont une place dans les secteurs traditionnellement dominées par les hommes.

Ces dernières années, les amateurs se focalisent de plus en plus vers des produits authentiques (sans doute parce qu’il y a aussi de plus en plus de produits qui s’en éloignent). Appleton, à l’instar des distilleries en Jamaïque (comme la Barbade, etc..) défendent cette vision du rhum, naturelle et traditionnelle. Comment réagissez-vous face à l’altération, et voyez-vous une solution?
Vous avez deux catégories bien distinctes dans le secteur du rhum : les rhums Purs et les rhums aromatisés. Les producteurs de rhums doivent être honnêtes envers les consommateurs, c’est un devoir éthique et indispensable. Ils doivent les respecter et les rhums aromatisés doivent être étiquetés comme tel, sans ambiguïté. Chez Appleton, nous croyons dans/en l’intégrité et dans la qualité, et tous nos rhums ne contiennent aucun sucre ajouté.

La seule solution, actuellement, est de continuer à éduquer les consommateurs sur ces deux catégories.

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