Rhum de Sa Majesté

>

Sa Majesté

 

Voici un rhum énigmatique, un de plus, avec une histoire des plus romanesques, et qui pourrait très bien faire écho à la mode de ces dernières années: celle de ressortir des livres poussiéreux un pan d’histoire pour vendre, et mettre en valeur, un produit. On n’a rien inventé 🙂

 

info : le nom de ce rhum est une sorte d’hommage à Napoléon, et prend ses racines dans les mémoires du Général Baron de Marbot (précisément du tome 1 sortie en 1891), où il est fait référence d’un Mamelouk (cavalier de la garde impériale d’origine égyptienne), qui était dévolu à fournir à Napoléon une gourde de rhum lors de ses campagnes (on en parlera un peu plus tard).

 

 

On dit aussi que ce rhum venait des propriétés personnelles de l’Impératrice Joséphine, rien de moins, et qu’il était préparé selon une formule ‘spéciale’. On raconte aussi (et on sort là encore un peu plus du récit historique) qu’un « proche de l’empereur Napoléon lui divulgua la formule, fruit du rhum ‘Sa Majesté' ».

Sachant que Napoléon est mort en 1821, que les mémoires de Marbot sortent en 1891 à titre posthume (il décèdera en 1854), inutile de vous dire qu’il ne goutera jamais ce rhum, ni même qu’il en aura eu connaissance. De plus, cette histoire de ‘formule spéciale’ n’a aucune valeur historique (jusqu’à preuve du contraire), et ne serait là que pour venir pimenter le récit commercial, jetant un peu plus de poudre aux yeux des consommateurs de l’époque.

La seule certitude dans cette affaire est la suivante: Napoléon buvait bien du rhum. Le reste, n’est que supposition.

Et pour remettre cette histoire un peu plus dans le contexte historique, laissons la parole à Jean-Louis Donnadieu, qui avait retrouvé quelques éléments lors de ses recherches pour le livre « Saint-James, 250 ans d’histoire » :

Napoléon buvait du rhum et en distribuait autour de lui ! En témoigne cet épisode des « Mémoires » du baron Jean-Baptiste Marbot, au cours de la terrible campagne de Russie de 1812. Alors jeune officier, Marbot se précipite avec un lieutenant d’artillerie dans l’eau glacée d’un étang pour sauver de la noyade un sous-officier russe blessé.

Une fois celui-ci hors de danger, Marbot raconte : « Nous pouvions à peine nous soutenir, tant nous étions harassés, déchirés, meurtris, ensanglantés… Mon bon camarade Massy, qui m’avait suivi des yeux avec la plus grande anxiété pendant toute la traversée, avait eu la pensée de faire placer devant le feu du bivouac la couverture de son cheval, dont il m’enveloppa dès que je fus sur le rivage. Après m’être bien essuyé, je m’habillais et voulus m’étendre devant le feu ; mais le docteur Larrey s’y opposa et m’ordonna de marcher, ce que je ne pouvais faire qu’avec l’aide de deux chasseurs. L’Empereur vint féliciter le lieutenant d’artillerie et moi, sur le courage avec lequel nous avions entrepris et exécuté le sauvetage du blessé russe, et, appelant son mameluk Roustan, dont le cheval portait toujours des provisions de bouche, nous fit verser d’excellent rhum ». (Mémoires du général de Marbot – publiées en 1891- p. 268)

A partir de là, nous pouvons nous demander quel type de rhum Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve Beauharnais, avait conseillé à l’Empereur ? Et qui nous dit qu’il y avait une recette particulière pour ce rhum que buvait l’Empereur ? Et, est-on sûr à 100% qu’il venait de Martinique (occupée par les Anglais pendant une grande partie de la durée de l’Empire) ?

Comme nous pouvons le voir, l’argumentaire présent sur les bouteilles de rhum ‘Sa Majesté’ va bien au delà des faits historiques, et on peut tout simplement penser que le nom de Napoléon pouvait servir d’argument de vente à un négociant d’abord soucieux d’écouler son rhum.

 

L’origine : on doit ce rhum à une maison de négoce qui tire ses racines d’Angleterre : Simon Brothers, entre autre représentant des champagne Moët & Chandon depuis 1835, et propriétaire de  la société de Cognac Courvoisier dès 1909.

En 1913, ils décident de monter une filiale française de négoce d’alcools (vermouths, cocktails, portos et autres vins de liqueur alcoolisés […], mousseux, spiritueux), Simon Frères Ltd, installée à Jarnac, mais aussi à Paris en 1917. Il deviendront notamment, dans les années 40, distributeur exclusive des rhums Clément. (source: rapport de l’inspection générale de la Banque de France à la succursale de Cognac, 1923 et 1925, archives historiques de la Banque de France)

 


On retrouve sur l’étiquette du rhum Sa Majesté, l’adresse de la succursale parisienne ; on pourra alors en déduire qu’il sera mis en vente après 1917, et plus sûrement encore, dans la période de l’entre-deux guerres. On est donc bien loin des péripéties de Napoléon, et la ligne entre marketing et histoire est encore un peu plus mince. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la société Courvoisier (aussi propriété de Simon Frères) reprendra bien plus tard l’image de Napoléon pour ses Cognacs… on ne change pas comme ça une image qui marque, et qui marche. L’imagination gouverne le monde…il suffit d’en avoir.

Ce rhum serait encore « constitué de spiritueux importé des iles coloniales françaises, mis en fût puis embouteillé en France ». La recette ‘spéciale’ serait-elle à la base d’un assemblage? La découverte de mignonnettes est en tout cas l’occasion d’en avoir un aperçu.

 


 

 

Le niveau est très bas pour cette mignonnette, et le peu de rhum qu’il reste propose une robe brune et floue, rendant le rhum quasiment opaque, signe des dégâts du temps, et promesse d’une bouche amère et désagréable….En tout cas, il y a des jambes épaisses et lentes, et il a plutôt belle allure. Mais soyons fort, et osons poursuivre la dégustation! qui sait…

Au nez, c’est très riche et encore vivant, du fruit confit, un profil plutôt noir avec une forte présence de réglisse, de tabac à pipe, et une très belle tenue malgré l’apparence, étonnant. De la pâte d’amande pour un rhum qui apparait riche et gourmand ; s’ouvre sur un peu plus de réglisse et des notes de fruits rouges, de grenadine, de chocolat. Au début assez noir il devient très fruité (confiture).

L’attaque est légèrement huileuse et puissante, et toujours concentrée. On sent que le rhum a pris un coup, mais malgré ça, il délivre son lot de réglisse, d’épices, de fruits noirs (pruneaux, raisins) sucrés/salés, dans une concentration qui laisse rêveu. Pour une fin de bouche très longue et persistante, sur les fruits séchés et la réglisse.

Napoléon est peut-être bien loin, mais le rhum assure, surtout vu le niveau tellement bas. Comme quoi rien n’est jamais perdu, et ce rhum, malgré l’appétit vorace des anges, a su garder du panache. Alors imaginez une mignonne en meilleure condition ? ça tombe bien j’en ai une deuxième… Note: 83

 

 

Le flacon diffère de part sa forme, et on note l’absence de mention du négociant (et de son adresse parisienne), serait-il alors antérieur ? en tout cas le niveau est quasi parfait sur celle-ci.

Hourra, couleur ambrée soutenue, un rhum clair et brillant à souhait ; robe grasse, jambes épaisses et larmes de crocodile. Très différent de la première mignonnette, avec un nez plutôt sec, sur un boisé légèrement piquant et vanillé. Pomme, poire, pêche, un rhum du verger, végétal sec, et de l’amande amère. Un rhum au nez plutôt simple, mais bien équilibré… voyons la bouche.

L’attaque est excessivement douce, satinée, mais prend de l’assurance crescendo, quelques fruits séchés (abricot sec), des épices (muscade), un poil de réglisse, et un boisé mouillé, passé, et pas des plus agréables. Heureusement le rhum évolue, mais reste au final aussi simple (si ce n’est plus) qu’au nez. La fin de bouche est moyennement longue, sèche et épicée, avec ce boisé âpre qui revient.

Un rhum qui manque de caractère pour faire la différence, malgré un peu de puissance (on doit être au delà des 40°), mais qui faisait sûrement les affaires de l’époque. Note: 77

 

Deux rhums à l’identité fort différente, avec d’un côté un rhum noir, sur le zan, beaucoup plus puissant ; et de l’autre un rhum plus végétal et sec, plus charmeur. S’il ne fallait tenir compte que de ces deux dégustations, il est parier que l’assemblage est bien différent, rendant encore un peu moins crédible cette histoire de recette ‘spéciale’. Mais qui en doutait vraiment? peut-être bien les vendeurs de la dite bouteille.

90 et + : rhum exceptionnel et unique, c’est le must du must
entre 85 et 89 : rhum très recommandé, avec ce petit quelque chose qui fait la différence
entre 80 et 84 : rhum recommandable
75-79 POINTS : au-dessus de la moyenne
70-74 POINTS : dans la moyenne basse
moins de 70 : pas très bon

 

Leave A Comment