Luca ‘Demerara’ Gargano
Alors que l’année 2015 vient tout juste de marquer la fin des sélections de Luca Gargano (Velier), DDL (Demerara Distillers Limited) vient d’annoncer la sortie imminente de 3 sélections, 3 expressions de ses mythiques alambics : Enmore 1993, Port Mourant 1999 et Versailles 2002. L’occasion de revenir, avec lui, sur cette success-story qui restera sans nul doute dans l’histoire.
Bonjour Luca, cette nouvelle année est l’occasion de revenir sur la précédente : il y eu beaucoup de belles sorties, mais l’année 2015 restera comme celle marquant la fin de votre partenariat avec DDL. Cela marque clairement la fin d’un cycle et de toute une époque. Qu’espérez-vous qu’il en reste dans 10 ans ? Durant toutes ces années, j’ai cherché à faire comprendre que ces bouteilles étaient uniques, les seules produites en provenance direct de DDL : fabriquées, distillées et vieillies au Guyana, localement. J’ai vraiment voulu mettre la lumière sur ça, en tant que passionné avant tout, pour essayer de mettre un peu de clarté. De la clarté au niveau de la provenance et du vieillissement ? Dans les années 2000, il y a eu beaucoup d’embouteillages de Demerara, mais le consommateur ne savait rien sur l’histoire du vieillissement continental, et l’énorme différence qu’il existe entre un rhum vieilli sous les tropiques et un autre en Europe. Une différence économique : d’un côté il y a 10% de perte des anges, et de l’autre au maximum 2% en Europe ; mais aussi, et surtout, une différence au niveau de l’authenticité du produit. Pourquoi DDL n’a pas commencé à sortir ce genre de rhum plus tôt ? J’ai commencé à importer la marque El Dorado dans les années 90, quelques petites années après sa création. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : il n’y avait pas internet et peu d’information, et cela fait quand même 20 ans. Et à cette époque, personne ne connaissait le Guyana. Avec mon enthousiasme, j’étais content de faire découvrir ce produit (El Dorado 15 ans). Je me rappelle être allé personnellement chez mes meilleurs clients, et un jour j’en ai un qui me dit : « mais non Luca, le meilleur Demerara, c’est celui la ! », et là il me sort un des premiers embouteillages ‘continental aging’ de Moon Import. Un produit qui coûtait pratiquement le double du El Dorado 15 ans. J’étais forcément un peu déçu, puisque j’arrivais avec une nouveauté, avec un rhum qui venait vraiment du Guyana, de la distillerie DDL, et d’une certaine façon, les clients me disaient qu’ils connaissaient déjà les Demerara. Mais il faut comprendre que c’était des Demerara d’Ecosse (rires), acheté à Liverpool, des fûts qui ont vécus toute leur vie en Europe. Après ça, je suis allé voir Yesu (Yesu Persaud, ancien directeur de Demerara Distillers Limited), et je lui ai dit que malgré le fait qu’il sorte la seule marque officielle de Demerara, il existait déjà en Europe des embouteilleurs qui en vendaient d’autres, beaucoup plus chers, et vieillis en Europe. Je lui dit « mais pourquoi vous ne feriez pas la même chose ? Des single marks, pour mettre en valeur vos alambics? ». A l’époque DDL n’était pas prêt, alors j’ai demandé à le faire pour eux, et c’est comme cela que ça a commencé… Je ne l’ai jamais vu comme mon produit exclusif, c’était plus une chance de pouvoir choisir et d’embouteiller, et proposer ces rhums en brut de fût. Et à l’époque il était vraiment rare, voir impossible, de trouver des rhums embouteillés au degré naturel… ça ne se faisait pas. DDL souhaite dès cette année poursuivre l’aventure en utilisant la ‘recette’ de votre succès, pouvez-vous nous dire comment cela s’est déroulé? Yesu est parti en retraite l’année dernière, et lorsqu’une nouvelle équipe se met en place, il y a toujours des changements, c’est normal, ça fait partie du processus. Il m’ont annoncé qu’ils souhaitaient arrêter notre partenariat, et poursuivre l’aventure. Il faut savoir que sur mes derniers embouteillages, c’étaient quasiment des embouteillages officiels, Velier n’était indiqué qu’en tout petit au dos des étiquettes. Je m’occupais de la sélection des fûts, du packaging, et voilà ; c’était très important pour moi de proposer ces bouteilles en insistant sur l’origine de DDL et le vieillissement tropical, l’authenticité. Aucune déception alors ? Quand Komal Samaroo (nouveau PDG de DDL) m’a dit que c’était terminé, d’un coté j’étais un peu triste mais ça n’a duré qu’une poignée de secondes, et j’ai complètement approuvé leur décision ; c’était une sorte de suite logique je pense. On peut dire que j’ai donné l’impulsion, la petite étincelle pour ce genre de rhums, purs et authentiques, alors je suis très content de voir cela continuer. Je me suis dit qu’il s’était passé exactement la même chose dans le whisky au début : Gordon McPhail embouteillait pour les autres, jusqu’à ce que les distilleries décident de le faire petit à petit, et prennent conscience que c’était très important, et intéressant. On était alors dans les années 70, 80. Moi, j’ai juste eu l’énorme chance, le privilège, d’avoir participé aux premiers embouteillages ‘single mark’, les seuls Demerara authentiques du monde…et j’en suis très fier. Pour vous, c’est un changement positif et cela a une grande valeur symbolique alors ? La sortie de ces bouteilles chez DDL (sous le nom « Rare collection ») est sûrement une des choses les plus importantes, historiquement, dans le monde du rhum. Le fait qu’ils prennent la décision de sortir des embouteillages uniques de leurs propres alambics, et qu’ils les distribuent dans le monde entier, c’est lourd de sens. A part dans le monde du rhum agricole, au moment où Bally a commencé à millésimer, on peut dire que c’est un moment très important dans l’histoire. Et me dire que j’ai participé, même un petit peu, à ce processus, m’excite beaucoup. Avez-vous de votre côté été sollicité pour la sélection? avez-vous pu goûter à ces nouveaux embouteillages? la crainte des amateurs est de ne pas retrouver la même qualité, et votre sélection personnelle qui y est pour beaucoup… Non, c’est un choix de DDL. Je connaissais déjà leurs choix de marks (Enmore, Port Mourant et Versailles) et de millésimes, leur packaging, mais rien de plus. Je trouve ça important qu’ils aient lié ces sélections avec leur marque El Dorado, pour plus de clarté sur la provenance. On a goûté (avec Daniele Biondi) les échantillons pour la première fois en novembre de l’année dernière, et honnêtement j’ai trouvé les 3 produits vraiment d’une qualité « outstanding » comme on dit en anglais. Nous avons ouvert d’un côté des rhums de nos sélections, de mêmes marks, et de l’autre les 3 échantillons : et j’ai goûté, pas dégusté, mais bu. Et honnêtement, j’ai retrouvé les mêmes sensations, la même musique tu comprends… ce sont des Enmore, des Port Mourant, des Versailles… Et ça m’a fait un énorme plaisir. Et j’ai trouvé que c’était les seuls rhums à se rapprocher et à ressembler à mes embouteillages en fait. Car j’insiste, mais pour bien comprendre, il faut être très très clair : il n’y a jamais eu d’autres embouteillages ‘single marks’ à part les miens et ceux que DDL va sortir. Il n’y a jamais eu d’autres rhums qui ont vécu et été embouteillés au Guyana que ceux là. Il est important pour vous de faire le vrai distinguo entre ce genre d’embouteillage officiel et les autres ? J’espère qu’avec la nouvelle collection de DDL, les gens vont vraiment comprendre qu’il ne suffit pas d’écrire Demerara sur une étiquette pour que ce soit vraiment du Demerara. Ce sont des produits tellement différents… et c’est pour ça qu’à un certain moment, javais commencé à mettre sur mes bouteilles le mention du vieillissement tropical, ou continental. Ça n’existait pas encore, ou alors sur des bouteilles des années 50 de Wray & Nephew par exemple, qui mentionnaient déjà « aged in tropics » ; mais les gens n’avaient jamais vraiment réfléchi au fait que ce sont des terroirs tellement différents, qui donnent une part des anges plus importante, pour au final des produits incomparables. C’est vrai qu’avant de voir arriver vos embouteillages, personne ne pouvait vraiment comparer les différences au niveau du vieillissement, car il n’y avait que des Demerara vieillis en Europe… Selon moi, depuis les dernières années, il y a de réels avancements sur la culture du rhum, et c’est très important. Avec internet, facebook, les informations circulent beaucoup plus vite. Par exemple, les gens me demandent souvent pourquoi j’importe Brugal, mais à l’époque quand j’ai commencé à le distribuer, les gens ne savaient pas qu’il y avait du rhum en République Dominicaine ; et même Brugal ne comprenait même pas pourquoi je voulais le proposer en Italie, pour eux il n’y avait pas de marché possible. Tout ça pour dire que dans les années 90, sans internet et toute la communication d’aujourd’hui, j’avais l’avantage pour moi d’avoir visité depuis 20 ans quasiment toutes les distilleries des Antilles ; mais à l’époque, il y avait beaucoup d’ignorance dans le monde du rhum, il ne faut pas l’oublier. Les français connaissaient le rhum agricole, mais le reste… les rhums de mélasse étaient quasi inconnus. En Angleterre, on connaissait les Navy Rum et les rhums de tradition anglaise, mais guère plus. Ces dernières années, TOUT a changé, et il est important de se remettre dans chaque époque pour bien comprendre. Tout a changé, y compris le succès de vos embouteillages… Pendant des années, je n’ai pas exporté mes embouteillages ; c’était longtemps vendu uniquement en Italie. Cela doit faire 5 ou 6 ans que les choses ont changé….et la plupart des passionnés ne connaissaient pas mes sélections. Et un rhum comme un Port Mourant, ou un Versailles, distillé dans des alambics incroyables du 19e siècle, ou même Enmore, la dernière colonne en bois… c’est magnifique. Des alambics qui ont vécu toute leur vie dans cet endroit, et qui ont un certain âge. Je pense que dans quelques années, mes sélections vont atteindre des prix incroyables pour les collectionneurs, parce qu’il sera impossible de refaire un rhum comme Diamond 81 par exemple. Il y a sûrement eu une prise de conscience générale, sur l’authenticité même des sélections, et le fait que le vieillissement tropical apporte une réelle plus-value au rhum. J’espère vraiment qu’avec cette nouvelle collection de DDL, les gens vont comprendre que ce sont les seuls qui ont été faits de A à Z, de la distillation à l’embouteillage, chez DDL, au Guyana, avant d’être vendus dans le monde. Et que les autres ne font pas ça, et qu’ils ne sont donc pas pareils, c’est très important pour moi. C’est peut être une vision très personnelle, mais je pense que si je demande à 100 passionnés du rhum, je pense qu’ils vont mettre mes sélections dans la même catégorie que les bouteilles des autres embouteilleurs (qui font vieillir en Europe). Et je ne parle même pas de qualité, les deux peuvent être bons, mais pour moi c’est vraiment complètement différent. Le climat, le terroir, est complètement différent. Par exemple, si je prends du vin Pauillac et que je le fais vieillir en Italie, tout le monde me dira dans le monde du vin que ça n’a aucun sens, et pourtant le climat n’est pas tellement différent entre les deux pays quand on y pense, mais tout le monde serait déjà choqué. Mais si un Pauillac est vieilli en Patagonie, sous les tropiques, avec la différence de climat, ce serait très très différent. D’un coté il y l’Origine, l’Authenticité ; tu peux pas dire que c’est authentique si un rhum est distillé au Guyana et vieilli en Angleterre. Et l’autre élément très important à prendre en compte, c’est le climat : la part des anges et toute l’évolution dans le fût qui est très différent. C’est énorme. Une différence de goût mais aussi de prix. Il n’y aura donc jamais plus de sélection Gargano dans les chais de DDL ? Et aucun fût sous le coude ? Le seul, c’est le Diamond & Versailles, qui est déjà embouteillé. Mais il y a un problème, le fait que ce soit la dernière de mes sélections… Au niveau historique c’est très important, mais je suis très indécis, surtout à cause de la spéculation. Je ne veux pas le vendre plus cher, mais je sais qu’il se vendra très cher quand même… Je n’ai pas encore décidé de la suite des choses, je vais sûrement rester avec l’idée de l’ouvrir durant des masterclass. Mais à part ça, il n’y aura jamais plus d’embouteillage de ma part. Je pense que c’est l’évolution normale des choses à la fin, et je suis surtout très fier de vivre aussi ce moment. On pourrait rapprocher cet événement de la révolution des single malt dans les années 60, mais à une chose prêt : moi je suis là, à participer à ce passage de témoin, et c’est très excitant ! |
🙂
J’attendais des nouvelles de ces bouteilles … les voila !
j’étais sur le point de t’en demander Cyril.
Merci donc une fois de plus.
Ai je bien compris que le Diamond & Versailles ne serait pas en vente ?
Voila une bien mauvaise nouvelle si tel est le cas.
J-Yves
Hello J-Yves
rien n’est certain pour le Diamond & Versailles, et c’est un dilemme avec toute cette spéculation. Quelle garantie de la voir à un prix ‘correct’ pour le consommateur si il décide de la sortir ? sachant que son prix de vente restera le même, lui. Ça ne doit pas être simple comme décision au fond.
J’en ai presque la larme à l’œil 🙁
Quelle belle aventure! La fin de la collaboration est compréhensible avec ces explications mais je pense que l’Habitation Velier nous réserve quelques surprises:)
Et quand au Versailles x Diamond, l’option dégustation en masterclass est pour moi la meilleure car nous pourrons toujours partager ce moment d’histoire en intimité avec ce grand monsieur plutôt que d’acheter sur ebay une bouteille avec un prix démultiplié juste après sa sortie 😉
pour Habitation Velier, (et Caroni, et l’avenir), on en reparlera dans la suite de l’interview 😉
suis d’accord avec toi pour le Diamond & Versailles…
Habitation Velier est déjà surprenante en proposant un PM blanc, je pensais que cet alambic distillait directement des rhums agés & millésimés (un peu comme le réacteur lost spirits) 🙂
Curieux de connaitre la suite concernant Caroni; j’espère que ce n’est pas fini, du moins pas tout de suite, car en parlant de spéculation, le SC 2000 en est un bel exemple en ne passant passant pas par la case e-boutique/caviste mais directement sur ebay…
En tout cas ce ne sont pas de mauvaises nouvelles pour un lundi, sauf le fait d’attendre la suite de l’itw! 😉
Sait-on qui distribue ces bouteilles d’Eldorado en France ?
ça reste un mystère ça…
El Dorado est distribué par CBH, donc je sais pas? C’est pas LMDW ni Velier en tout cas
Bonjour Cyril,
Félicitations pour tes excellents articles!
As-tu déjà eu l’opportunité de déguster les Embouteillages El Dorado Rare Collection?
Merci.
Bonsoir Adrien, et merci c’est gentil.
Je n’ai pas encore eu l’opportunité non, mais bientôt.
bonne soirée