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Il y a des rhums dont on ne parle qu’une fois dans sa vie, et qui mériteraient pourtant une attention infinie, et inconditionnelle. On attend souvent que la bouteille se vide, que les dernières gouttes se raréfient à devenir précieuses, craignant inévitablement l’asthénie. Mais aujourd’hui, et encore plus qu’hier, qui regarde vraiment le fond des bouteilles, et qui se soucie du verre à moitié plein, du verre à moitié vide?
Ce rhum pourrait porter mille noms, avoir une centaine d’âges, qu’il évoquerait encore aussi efficacement de précieux souvenirs, aux détails minutieux et imperceptibles. Pourtant, il est unique. Il a les caractéristiques de plusieurs générations, et les défauts d’une nation.
Mon rhum exprime des milliers d’odeurs et de goûts, et peut vous faire monter les larmes sûrement pour un millier de raisons. Il a de l’allure, la robe luisante et pailletée d’une décapotable et de virées sans fin où le temps n’a pas chapitre. Des traces fines hilares et souriantes, brillantes, vibrantes. Il est lourd, mais si agréablement qu’il en devient inlassablement fin, et élégant.
Mon rhum a du nez, le genre mielleux et intentionné, sans limite et qui compte souvent en double, sûrement pour démultiplier sa nature, et redoubler d’intention. Il a aussi des allures de feu de cheminée, de PMU, il a l’odeur des sous-bois et des balades en forêt. Il aurait encore plus d’un millier d’odeurs et tout autant de pudeur ; un nez qui s’ouvre à qui veut y prendre du temps, à qui arrivera à gagner sa confiance, caressé par un air salin et l’odeur du sable chaud. Fermer les yeux suffit à raviver des odeurs de chichis, de milles parfums de glaces, et de rochers coco.
Il y a du bois aussi, fait de l’écorce la plus solide et obstinée ; des relents de Gitane, de tabac froid et d’anis. Le genre d’odeur entêtante qui abîme et qui habite, et parfois, aussi, qui déchire. Un nez complexe et bien trop souvent dans l’excès, et qui avec le poids des années n’a d’autre choix que de s’éteindre, progressivement, terriblement. Certains accuseront le poids des années, d’autres parleront de maturité, j’opterai sans concession pour la douce fatalité du travail accompli, et bien fait. Donner autant ne peut que fatiguer, le reste s’est occupé de laisser des traces, irrémédiables et désastreuses, funestes. Mais quelle complexité…
Mon rhum a bien sûr une bouche, et même un palais radieux qui trouvait toujours le mot juste ; une goule qui laissait souvent place à l’instant et à la contemplation, jurant du fond de l’œil que nous ne sommes pas grand chose au bout du compte, tout en répandant sa gentillesse comme d’autres perdent leur temps à haïr. Le temps n’a que peu de respect pour tout ça, et pour cause, il n’en a pas lui même, et il nous lie sans jamais nous appartenir. Cette bouche est naturellement à la hauteur du nez, la transcende tout en conservant ses excès. On en resterait bien là, sans évoquer la finale, souvent tragique mais toujours indispensable ; ce genre de rhum n’en a jamais eu besoin de toute façon, ni aujourd’hui ni demain.
Elle est pourtant bien là, et indissociable du reste ; lente et éprouvante, elle se fait désirer comme un coup de poignard, douloureuse et pressante au moindre bruit ambiant. Tragique, elle recrache les souvenirs froidement et intelligiblement, insistante sur les notes de tabac collées sur des branchies déjà jaunis, pressante sur les vapeurs d’alcool dévastatrices, oubliant le meilleur et ne gardant que le pire ; le goudron et l’alcool, rongeant tout sur son passage et ne laissant que des blessures ouvertes. Une finale qui tâche et qui ronge, qui s’essouffle, brûlée, et à bout. Elle garde néanmoins de l’espoir, même si elle persistera sur la colère et les remords.
Un Pot, une figure de Still fanée sur l’acier rouillé d’une colonne usée, insipide et soiffarde ; Il y a des rhums dont on ne parle que bien trop tard dans une vie, des alambics qui se meurent et des colonnes qui survivent ; il y a des hommes dont on ne parle que bien trop tard dans sa vie, rongé par une fierté puérile et démesurée, et indélébile.
Mon rhum pourrait avoir mille noms, une centaine d’âges, mais n’a qu’un millésime : 1955, et une raison. Elle s’est éteinte le 7 juin 2016 à 9H30, et avec elle, un millier de regrets.
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Toujours autant de plaisir à te lire, même dans la douleur.
En souhaitant que tu découvres pleins de bons et beaux nouveaux millésimes.
Bon courage pour la suite!
Bel écrit pour un bel hommage.
Cyril
La tristesse t’a inspiré un de tes plus beau texte.
Nous sommes de tout coeur avec toi dans ce moment difficile.
Amitiés sincères
Herve