Albion 1983, 1989 et 94

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Et si on s’occupait un peu d’Albion ? Dit ainsi, ça paraitrait presque simple mais on ne compte aujourd’hui malheureusement plus les obstacles pour en trouver, à commencer par le prix mais aussi l’occasion au vu des très faibles quantités embouteillées à l’époque.

Nous avons déjà pu discuter du Albion 1983 sorti par Velier en 2008 et du Albion 1986 distribué en 2011, tous deux ayant passé 25 ans sous le climat tropical du Guyana chez DDL. Nous nous essaierons ici à un autre 1983 (le tout premier), au millésime 1989 et le 1994 pour presque boucler la boucle des Albion…manquera tout de même le Albion 1984 sorti en 2002 que je n’ai jamais -encore- croisé. A noter que seul le millésime 1986 a une mark différente (AW et non AN comme le reste de la gamme), la « mark » qui rappelons-le fait référence à un style spécifique de rhum, plus ou moins lourd, aromatique, etc…

Côté distillation, ça se passe via une Wooden Continous Still, soit une colonne en bois ; bien sûr il serait plus qu’étonnant qu’il s’agisse d’une colonne d’origine ayant officié et survécu à l’ancienne distillerie Albion (qui fermera ses portes 1968). Selon toute probabilité, et comme mentionné par Marco Freyer dans son ultra complet article sur le rhum Demerara (traduit en français par l’excellent Nico du blog Coeur de Chauffe), il s’agirait donc du seul alambic Coffey en bois listé par DDL, soit l’alambic Enmore (alambic Coffey Enmore) qui était alors utilisé pour copier les styles d’Albion.

 

 

 

Velier Albion 1983 / 40°

Distillé en juin 1983 et embouteillé en novembre 2000 à 40° (dilué) avec un vieillissement qui se veut continental (mais on verra plus bas que ce n’est pas si évident). D’après l’étiquetage ce rhum est issu de fûts spéciaux (AN 552-556).

 

La robe est d’un ambré prononcé tirant sur le bronze, d’apparence assez grasse.
Au nez, oubliez les 40° car ce rhum est nettement plus riche qu’il n’y parait sur le papier. Sur une mélasse sombre mais rafraichissante entre sucre cuit/brûlé (sirop), réglisse et agrumes, zeste de citron en tête, mais aussi du melon. Au final, cet Albion apparait très doux de bout en bout, loin du perfide Albion 83 version ‘black bottle’ qui est beaucoup plus goudronneux et caoutchouteux (mais aussi vieilli intégralement sous les tropiques). Ma bouteille est ouverte depuis un long moment et ça lui réussit aussi pas mal, comme s’il s’était ouvert sur les fruits exotiques. Au-delà, il y a pas mal de fruits secs dont le raisin et quelques chaudes épices, du tabac.

En bouche, c’est très concentré pour 40° et c’est une très belle surprise. On retrouve notre mélasse grillée, la réglisse et nos fruits secs qui apportent une belle douceur et de la sucrosité à la bouche ; mais aussi cette sympathique fraîcheur (zestes) qui réveille les papilles. Mesuré au Anton Paar, il y a dans ce rhum entre 4 et 8gr/L de sucre, sûrement du caramel ? Le tabac est là aussi, et la bouche se fait tannique et un peu plus poivrée. Simple mais efficace, et surtout riche pour le titrage. La fin de bouche est chaleureuse et épicée, fumée.

Un Albion moins noir, plus simple aussi mais qui brille par sa richesse pour son petit 40°. Un petit morceau d’histoire mais pas le meilleur du lot. Note: 83

 

 


 

 

 

Velier Albion 1989 / 62,7°

Embouteillé en janvier 2008 (mark AN), cet Albion est âgé de 19 ans (vieillissement excessivement tropical) ; c’est aussi le plus rare avec 108 petites bouteilles qui sortiront au total, issues d’un seul fût.

 

La couleur est bronze et le liquide imposant, gras et conquérant. Perfide Albion?
Au nez, il faudra être patient car les presque 63° font leur travail et ne se livreront qu’à force de patience et de contemplation. Après quelques longues minutes, on est  toujours sur ce profil lourd (mélasse, goudron, caoutchouc brûlé) qui sait se faire plus doucereux (fruits confits, raisin et exotisme) et même rafraichissant (menthe, eucalyptus), et il faut dire que ça fonctionne très bien! Plus cérébral que le 1986, avec un côté plus végétal aussi (herbes), et plus sur le tabac.

Quelques gouttes d’eau (car oui, il est toujours intéressant d’en ajouter quand le degré est si haut) renforce les tonalités sombres de goudron, caoutchouc, de tabac, dans un ensemble excessivement complet et complexe, très bien équilibré. La Rolls des Albion ? Attendons la bouche tout de même, mais ce nez est à lui seul une réussite, et une prouesse. Le laisser s’ouvrir est un plaisir sans fin et sans cesse renouvelé. Tout est fondu.

En bouche, l’attaque est résineuse et concentrée comme rarement, presque brutale ; ça réchauffe le gosier (sans brûler mais pas loin), sur le tabac, la réglisse et une mélasse survitaminée avec un profil toujours porté sur ce côté sauce à l’herbe (tabac+chêne+mélasse), fumée et loin des douces considérations ; on tape dur mais on tape bien. C’est puissant mais intéressant (comme un Port Mourant 93 est à un Port Mourant 97 si vous me suivez). La fin de bouche est interminable et on pouvait sans mal s’en douter, très agréable et lointaine. Avec quelques traits d’eau, c’est tout aussi bon et c’est déjà beaucoup dire.

Un Albion en version brutale, mais toujours un Albion sacrément intéressant, et peut-être même plus qu’un 1986 tout de même plus âgé (25 ans contre 19). Beaucoup plus fumé, végétal (herbe, tabac), plus versatile et complexe. Note: 94

 

 

 


 

 

 

Velier Albion 1994 / 60,4°

Embouteillé en février 2011, il s’agit du plus jeune de la famille Albion: 17 ans à évoluer sous le climat du Guyana (mark AN). Issu de l’assemblage de 4 fûts (#7100, 7101, 7102 et 7103).



La robe de ce 1994 est encore un peu plus sombre, toujours avec un ambré foncé, cuivré et à fière allure (très brillant). Grasse ? et pas qu’un peu!
Au nez, ça fleure bon le Albion ; mais encore?  asphalte et caoutchouc fondu sur son fruit exotique sur-maturé (sénile) et sa sauce mélasse/caramel. Si vous aimez ce nez, vous aimerez tous les Albion, et pire, vous les vénérerez… C’est beau, ça sent bon, c’est résineux (colle et solvant) et inimitable. Il y a là-dedans des fruits secs (raisin, pruneau), de la réglisse, de la menthe, du café et de la noix de coco ; des notes grillées, agréables et caramélisées, gourmandes, salées? C’est lourd de bon sens et de gourmandises et les 60,4° passent rapidement à la trappe, oubliés depuis bien longtemps.

En bouche, c’est là aussi résineux, puissant et riche, très riche. Et aussi très lourd, mélasse en tête, avec un côté sauce concentrée et fondante mélangeant habillement un tas de fruits exotiques (abricot, mangue, papaye décédée), zeste (orange, citron), caramel, réglisse, raisin et eau de mer (ou sel de Guérande c’est au choix). Impossible de rester insensible, iodé et sucré, caoutchouteux et bien membré, goudronneux sucré. Un rhum sous stéroïdes. La fin de bouche est forcément longue, savoureuse, noire et gourmande, sèche et salée comme un baiser salin, avec pour les plus téméraires le souvenir d’une nuit torride spéciale bondage.

Albion c’est Albion, de 83 à 94 ça reste à la fois lourd, profond et gourmand avec ce brun de fraîcheur qui ne fatigue jamais, et pire, qui fait y revenir encore et encore. Note: 93

 

 

Dégustation croisée de l’ensemble des Albion :

Entre les deux 83 il n’y a pas photo, la version ‘full tropical’ est nettement meilleure, moins sucrée plus sombre et beaucoup plus complexe et intéressante ; et déjà plus résineuse et profonde et ceci avec un titre alcoolique relativement proche au final (40 contre 46,4) ; ça nous montre une nouvelle fois ici encore toute  la plus-value d’un vieillissement tropical par rapport à un vieillissement continental en Europe. Un cas d’école et un beau comparatif à faire.

Avec le millésime 1986, on entre de plein pied dans les Demerara à fort degré (60,6°) et ça pourra paraitre violent de passer d’un petit 46 à un 60 assumé : plus de watts et donc plus d’alcool et plus de barrières à franchir. La récompense est là mais il faudra savoir faire preuve de patience même si la bouche à elle seule pourrait faire office de différence. A ce jeu le 1983 à 46,4° gardera mes préférences, plus plaisant en dégustation pure, plus rapidement et plus longtemps.

Reste le Albion 1989, à part et comme plus brutal/brut, mais tout aussi intéressant voire même plus. Comme si toute la palette aromatique de Albion gagnait en complexité, en profondeur, avec un côté herbacé et fumé prononcé. Un Albion à part et qui malgré son degré est beaucoup plus abordable (et sans doute meilleur) que le 86 qui semble en face en face presque trop alcooleux. Reste le 1994, dernier en date et peut-être dernier tout court à moins que DDL décide subitement de remettre la mark au goût du jour ? Un 1994 qui synthétise à lui tout seul la patte Albion, un peu comme le 83 mais avec plus de fougue et d’audace.

Alors est-ce que tous les Albion se valent ? Assurément oui, pour ceux qui aiment en tout cas, et j’en fais inconditionnellement partie, pour le meilleur et pour le grillé.

90 et + : rhum exceptionnel et unique, c’est le must du must
entre 85 et 89 : rhum très recommandé, avec ce petit quelque chose qui fait la différence
entre 80 et 84 : rhum recommandable
75-79 POINTS : au-dessus de la moyenne
70-74 POINTS : dans la moyenne basse
moins de 70 : pas très bon
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