Entretien avec Richard Seale

interview de Richard Seale (english version is here : http://durhum.com/richard-seale-en/ )

Le dernier magazine Rumporter proposait il y a peu un bel entretien avec Richard Seale. L’occasion pour nous aujourd’hui de publier les quelques questions que nous lui avions posées il y a quelques mois, principalement sur les problèmes que traverse  l’industrie du rhum.

 



Bonjour Richard et merci d’avoir bien voulu répondre à nos questions. Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs. Quelle est votre activité principale et depuis quand gravitez-vous autour du rhum ?

Je suis la 4éme génération à la tête d’une entreprise familiale qui a débuté en 1926. Comme beaucoup de marques, nous avons commencé en tant que marchand, achetant et assemblant des rhums sous notre propre nom. Aujourd’hui je m’occupe de la distillation et du vieillissement de nos rhums. Le plus gros challenge est de porter le rhum vers le haut, vers un niveau d’excellence au coté des plus grands spiritueux. Pour ce faire, nous devons continuer à prendre les bonnes décisions afin d’améliorer notre offre mais aussi se battre pour le meilleur pour l’industrie.

Pour vous, lequel de vos rhums propose le meilleur rapport qualité/prix ? Et lequel vous rend le plus fier ?

Les rhums Doorlys XO, Doorlys 12 ans et le R.L. Seale 10 ans. Nous n’exagérons pas nos packagings ou même le marketing de nos produits, et nous essayons surtout de proposer des rhums véritablement matures et authentiques à un prix accessible et raisonnable.

Le Doorlys XO serait ma plus grade fierté, c’était à l’époque quelque chose de nouveau pour nous et ça nous a apporté beaucoup d’attention et de respect.

En 2014, vous relancez le débat autour du sucre, un sujet que certains connaissaient déjà (ou au moins suspectaient), et un sujet nouveau pour beaucoup d’amateurs. Comment expliquez-vous qu’il aura fallu attendre des études officielles des gouvernements finlandais et suédois pour commencer à réagir ?

Pour dire vrai, la majorité des experts du rhum ne savaient pas et ne voulaient pas savoir. Même quand de gros doutes sont apparus, ils ont pris pour argent content les réponses approximatives (pour ne pas dire les mensonges) des producteurs, sans chercher plus loin. On me demande souvent ce qui est mauvais dans le fait d’ajouter du sucre, je réponds qu’il faudrait demander à ceux qui le cachent et qui mentent volontairement, ils doivent bien en avoir une petite idée…

Au tout début du débat, notamment sur des forums de discussions (note durhum.com: RumProject pour le citer) c’était une hérésie de dire que le rhum pouvait être altéré, maintenant nous savons que les hérétiques avaient raison. Je pense que ceux qui écrivent des notes de dégustions doivent évoluer, passer du fanatisme à une critique constructive et objective.

Depuis les années 70 et avec l’industrialisation de la production de spiritueux, les producteurs ont radicalement changé leur façon de produire du rhum, pour produire toujours plus avec une qualité moindre, en distillant jusqu’à un alcool quasi neutre. Pensez-vous que c’est à ce moment que les choses ont commencé à empirer, et que le sucre a fait son apparition pour masquer un produit de piètre qualité ?

Je pense que l’industrialisation, qui a transformé la production de spiritueux en production d’alcool, est un phénomène qui a commencé avant les années 70, et de manière plus globale pendant le 20éme siècle. En tout cas si nous prenons l’exemple de cette soi-disant production de rhum dans les caraïbes. Avec ce genre de production il est normal que les boissons alcooliques soient bourrées d’additifs et d’arômes, c’est le seul moyen de leur donner du goût ; et le sucre en fait partie intégrante, sinon les rhums seraient à l’image de la vodka : translucide et fade.

Et dans ce schéma, l’art de produire et d’extraire un arôme dans un vin en utilisant un alambic à repasse est devenu obsolète. Il existe même aujourd’hui des fermentations continues chez certains producteurs de ‘rhum’, ce qui est l’antithèse de la fabrication d’un bon vin.

La distillation extractive -qui est l’élément clé de la production de spiritueux neutre et sans saveur- est tristement monnaie courante dans la production de rhum aujourd’hui, et cela arrive souvent parce que les colonnes à distiller sont utilisées pour produire à la fois du rhum et de la vodka. On cherche aussi à remplacer un alambic par une colonne unique dans une configuration de colonnes multiples, en pensant limiter la casse, mais ça ne correspond à rien d’autre que de produire de l’alcool impur. Il n’est donc pas surprenant que le résultat final soit un rhum qui a été aromatisé et sucré pour masquer la pauvreté du produit de base.

Il existe dans la communauté du rhum 2 terribles mythes : le premier consiste à croire qu’un rhum avec un faible degré d’alcool produit à partir d’une colonne équivaut au même rhum produit à partir d’un alambic. C’est un non sens total. Le deuxième mythe est de croire que tous les spiritueux faits à partir de colonne à un degré élevé (high proof) sont neutres. Il y a une énorme différence entre un coffey still produisant un rhum léger mais plein de saveurs (d’arômes) et une colonne multiple qui utilise le principe de distillation extractive.

Le débat du sucre agite beaucoup le petit monde du rhum, des bloggers, des forums et des réseaux sociaux. Depuis ces révélations, avez-vous eu de mauvais retours ? Des problèmes avec des producteurs ?

Oui, j’ai eu des retours négatifs. Les ‘experts’ n’aiment pas forcément qu’on mette à jour leur incompétence, et certains m’ont porté des coups bas, suggérant que je faisais preuve de mauvais goût en attaquant mes concurrents. Mais je n’attaque pas mes concurrents, j’attaque un problème beaucoup plus vaste qui touche toute l’industrie du rhum. D’autres personnes ont essayé de discréditer les résultats en parlant d’imposture.

L’industrie du rhum est dans une impasse et elle a besoin d’en sortir, pour éviter de prendre la même direction que celle de la vodka, où les rhums premium seraient considérés comme une valeur perçue plutôt qu’une valeur réelle. Si cela arrive, alors il n’y aura plus de place pour nous, donc j’ai le droit (et le devoir) d’alerter et d’essayer de changer les choses pour aider au maximum cette industrie.

Le débat est même parfois faussé, sûrement aidé par l’industrie elle-même pour éviter de répondre aux vraies questions. L’ajout de sucre n’est pas forcément un problème en soi, le problème est surtout la transparence sur ces pratiques…

Le vrai problème se pose ainsi : est-ce que nous voulons que le rhum soit considéré comme un produit avec une forte valeur réelle, ou simplement un produit avec une valeur perçue ? Si nous ne traitons pas ce problème de sucre et d’ajouts en tout genre, alors nous ne nous en sortirons pas. Il n’y a pour le moment que très peu de réponses apportées par l’industrie car nous n’avons pas l’équivalent du SWA ou de l’AOC française. Notre organisme ne cherche pas à rendre les producteurs plus respectueux en leur imposant des normes, mais plutôt à les conforter dans leurs pratiques les plus douteuses. Aujourd’hui nous avons le label ACR, mais contrairement à l’AOC par exemple, il ne dit absolument rien sur la fermentation, le type de distillation ou le vieillissement minimum de chaque rhum. Il n’est même pas nécessaire d’embouteiller sur place à la source. Ça parait ridicule pour n’importe quelle marque.

D’après vous, quelles devraient être les infos présentes sur les bouteilles ?

Ça ne devrait pas forcément mentionner plus de chose que le simple mot rhum en fait, mais ce mot devrait avoir un sens clair et sans équivoque.

En France, quand vous rentrez chez un caviste pour acheter du rhum ou même être conseillé pour la première fois, vous n’avez pas énormément de choix et il y a de fortes chances pour que vous sortiez de la boutique avec une bouteille du genre Diplomatico, Zacapa, Don Papa, ou tout autre bouteille à la mode, toutes sucrées/altérées. En tant que producteur, comment voyez-vous cette situation ?

La qualité est totalement considérée à travers le marketing, le packaging et la douceur du produit qui est gage de qualité. C’est l’antithèse même de la conception d’un spiritueux dans la tradition du whisky ou du cognac.

Dans le rhum, aujourd’hui le gage de qualité est la “douceur” apportée par le sucre. Le consommateur est dupé et croit que cette qualité, simplement obtenue par l’ajout de sucre, est en fait le reflet du talent du producteur. La plupart des consommateurs de ces produits, et aussi nombre de critiques/leaders d’opinion, n’ont pas la moindre idée du caractère d’un rhum authentique. Ils semblent avoir une petite idée de si une saveur est exogène ou endogène. Ils prennent pour argent comptant qu’on puisse produire avec des colonnes multiples des produits ayant des saveurs totalement différentes de celles des vins distillés.

C’est très troublant de constater que les simples faits qu’un rhum soit doux/adouci et présenté dans une belle carafe suffisent à en faire une marque de qualité pour ces leaders d’opinion.. De cette façon, le consommateur séduit par ces rhums adoucis voit son choix validé par un soi disant ‘expert’. Je me souviens avoir lu une de ces notes de dégustation vantant les mérites d’un rhum ‘âgé’ de 2 chiffres, lui donnant les honneurs du rhum de l’année, un rhum que j’ai personnellement trouvé excessivement sucré et altéré, le genre de rhum distillé avec les pieds et avec un nez affreusement laid… un de nous deux doit avoir tout faux. Sans surprise, ce rhum ne fait mention d’aucune distillerie sur son étiquette, et ça ne semble pas interroger l’auteur de cette note.

Dans cet exemple, c’est comme si la douceur/sucrosité (et le joli packaging et le faux âge) était suffisant pour convaincre le dégustateur de la qualité du produit (et donc en quelque sorte convaincre le consommateur qui le lira). De mon point de vue en tant que distillateur, c’est horrible.

Le plus grand danger est sûrement d’habituer le palais du consommateur à un produit qui se rapprocherait dans certains cas plus de la liqueur que du rhum, adouci à l’extrême, altéré, et de fausser sa perception de ce qu’est vraiment le rhum…

Aujourd’hui le mot “smooth” (doux) a un sens différent d’autrefois. Historiquement, il faisait référence à une sensation de légèreté au palais. C’est pourquoi un distillateur talentueux essayait d’équilibrer son produit en faisant un vin puissant et savoureux mais très coupé. Bien sûr l’arme principale qui rend un spiritueux agréable au palais c’est le vieillissement, l’âge lui donnant ce côté “smooth”. Le rhum agricole en est un parfait exemple : la colonne unique (créole) donne au spiritueux un nez fantastique et puissant, mais sec et incisif en bouche. Faites-le vieillir et il sera complètement merveilleux.

La solution utilisée pour la vodka, c’est de faire de l’alcool pur et donc sans relief (et sans goût évidemment). Aujourd’hui, ils ne jurent que par cette douceur et font un alcool le plus pur possible et utilisent souvent de la glycérine.

Comment sortir de cet impasse selon vous ?

La bonne nouvelle c’est que nous pouvons en sortir. La première étape est de bien comprendre le caractère authentique et la vraie valeur du rhum. Et pour ça, nous avons besoin de classifier les rhums d’une manière intelligente, plus responsable. Les catégories blanc, gold,.. n’ont pas leur place et doivent disparaitre, nous avons un besoin urgent de classifier les rhums dans une hiérarchie basée sur l’authenticité et le sens des valeurs:

rhum d’alambic/Pure pot
rhum assemblé/assemblage (alambic/colonne)/Blended (pot/column)
rhum de colonne (sans distillation extractive)/Column (without extractive distillation)
rhum de colonne(avec distillation extractive)/Column (with extractive distillation)*

rhum agricole/Agricole

Il est complétement absurde de suggérer que les rhums les plus authentiques et haut de gamme proviennent de gigantesques usines d’alcool industriel utilisant des colonnes multiples.

Cela permettrait d’y voir plus clair, et aurait le mérite de clarifier beaucoup de choses pour les consommateurs…

C’est le premier pas capital : de vraies catégories. Les leaders d’opinion doivent comprendre que les éléments clés sont l’authenticité et les vraies valeurs.

Ces leaders d’opinion pourraient demander des standards/normes élémentaires au niveau de la distillation, des indications d’âge, de la couleur et des produits ajoutés. Les produits issus de colonnes multiples ne devraient plus  être présentés comme des produits haut de gamme, on ne devrait plus tolérer les duperies dans les informations sur l’âge de vieillissement. Une coloration excessive ne devrait susciter aucune autre réaction que la moquerie. Les rhums contenant des ajouts ne devraient plus être plébiscités.

Tout est question de transparence et d’honnêteté, et cette désinformation constante a pour conséquence directe une perte de confiance des consommateurs envers les producteurs. Âge réel du rhum, provenance, coloration, additifs, nous ne savons quasiment rien de beaucoup de rhums. Et pire, les leaders d’opinion, les juges des festivals et autres personnalités influentes ne semblent pas bouger le petit doigt…

Je suis tout à fait d’accord avec votre ressenti et je partage votre frustration. Nous avons besoin que les leaders d’opinion soient de notre côté.

Depuis trop longtemps, ils ont pris pour argent comptant la parole des producteurs sur la qualité de leurs produits et ont régurgité cette parole dans la presse sans poser les bonnes questions. Je répète qu’ils ont besoin de passer du fanatisme à la vraie critique.

Est-il possible que nous ayons au final tous tort? En tant que puristes, nous pensons logiquement qu’il est plus juste de favoriser des rhums non altérés, mais l’offre est beaucoup plus axée sur ces rhums adoucis, parce que c’est -selon les professionnels- ce que le consommateur recherche. Et puisque toutes les distilleries et producteurs font du rhum pour gagner de l’argent, peuvent-ils réellement ignorer et faire autrement? C’est en fait un cercle sans fin, l’industrie propose des rhums adoucis, le consommateur s’habitue et en redemande.

J’aime à penser que la vérité ne sera jamais du mauvais côté. Nous préférons une philosophie à une stratégie. C’est une saine philosophie, mais peut être pas la meilleure stratégie.

En tant que distillateur, vous êtes vous-même une entité commerciale cherchant de nouveaux marchés pour vous développer et faire de nouveaux profits. Dans le même temps, vous dénoncez les dérives de la profession et demandez des normes qui ont le potentiel d’éroder le flux de revenus de vos concurrents. Comment vous défendez-vous contre les accusations d’hypocrisie?

Le rhum n’a pas autant de succès que le whisky ou le cognac. Notre part dans le marché du haut de gamme est vraiment mince. Je pense que l’on peut faire bien mieux. J’essaye de faire mon possible pour que l’industrie du rhum fasse bien mieux, dans son ensemble. Les normes pourraient handicaper certains dans la course, mais ils feront des merveilles pour ceux qui sont moins puissants et sous-estimés.

Il y a des centaines de blogs dédiés au whisky et une poignée seulement pour le rhum, pourquoi ce fossé d’après vous ?

Où sont les grands rhums qui méritent qu’on écrive à leur sujet ? Nous sommes tous coupables du peu de travail qui a été fait dessus. Nous n’avons pas investi dans le rhum comme nous aurions dû le faire. Où sont nos spiritueux vraiment authentiques (les purs pot still) âgés de plus de 20 ans ? Il y en a vraiment peu, et encore moins vieillis intégralement aux Caraïbes.

Avec le déclin de la presse écrite et l’avènement des nouveaux médias, que pensez-vous du rôle des bloggers, des sites proposant des notes de dégustation, des débats ? Pensez-vous qu’ils ont une certaine responsabilité envers le public ?

Les leaders d’opinion sont aujourd’hui plus influents que jamais. Il faut qu’ils réfléchissent bien à leur responsabilité.

Pouvez-vous partagez avec nos lecteurs quelques-unes des prévisions de 4 Square ?

Nous allons faire plus d’éditions limitées. Je veux que notre catalogue soit dynamique. Nous allons nous éloigner un peu du style traditionnellement léger des blends de la Barbade pour nous tourner vers des rhums plus puissants, et nous continuerons d’expérimenter différents fûts. Le cœur de notre catalogue sera toujours le même et n’évoluera que peu, mais les éditions limitées nous permettront de gagner un peu en dynamisme.

Pour conclure, si vous deviez donner un conseil aux amateurs de rhum, lequel serait-ce ?

Achetez ce qui vous fait plaisir, mais faites attention à ce pour quoi vous payez.

[note : merci à l’Amiral Ambic de son aide pour la traduction de cet entretien ]

 

Comments
2 Responses to “Entretien avec Richard Seale”
  1. Alexandre dit :

    Salut Cyril,

    Très bon article sur le fond comme toujours ! En revanche je suis désolé de le faire remarquer mais il y a énormément de fautes d’orthographe, de syntaxe ou de choses mal dites. J’en ai fait les corrections et mets ça dans le bas de mon commentaire. Je n’ai peut être pas tout vu mais il y en a déjà pas mal. J’espère que ça ne te vexera pas, c’est simplement dans un but d’améliorer l’article.

    Continues comme ça sinon, bravo pour tes articles !

    • cyril dit :

      Bonjour Alexandre,

      aïe, c’est en effet la version officieuse avec les fautes, merci beaucoup pour tes remarques! 🙂
      je vais relire le tout à défaut de retrouver la version clean

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