Jean Bally

Décédé en 2009 à l’âge de 85 ans, Jean Bally aura été à plus d’un titre un personnage exceptionnel et respecté de tous. Le document ci-dessous est unique tant ce grand monsieur a été discret durant toute sa vie, et c’est à notre connaissance la seule interview qu’il aura donné ; il y parle de son activité rhumière, de son père, de sa famille, avec une extrême sincérité, une malice déconcertante, et une profonde humilité.

Cet entretien, mené par le jeune Luca Gargano, est tiré d’une vidéo tournée en 1999 pour la chaine de télévision TV Montecarlo, qui ne verra jamais le jour. Retrouvé sur une vieille cassette VHS puis numérisé, en voici une retranscription écrite, publiée avec l’aimable autorisation de Mr. Gargano. (vidéo visible ici )

pour se remettre dans l’époque de l’interview: nous sommes en 1999, l’activité du rhum Bally est déjà transférée à Saint-James, qui utilise encore les mêmes procédés (et la même colonne). L’AOC est déjà en place en Martinique.



 


Nous sommes à la distillerie Bally, quand votre père est-il arrivé ici ?

En 1916. La propriété était complétement abandonnée à cette époque, il a mis la distillerie en route, et il l’a modernisée car il était ingénieur de centrale (note: École centrale des arts et manufactures). Il a remplacé la roue à eau par la vapeur, et il est le premier à avoir fait des rhums vieux. Toute la Martinique le prenait pour un fou… mais lui, il connaissait le cognac, il avait été voir comment ils faisaient, et comme il y avait des excédents de rhum, il a décidé un jour de le mettre en fût, et puis il a commencé à vendre du rhum vieux…

Moi, je suis né ici… le rhum de 1924 a mon age! Mais je ne bois pas de rhum, et quand on me demande pourquoi, je réponds que mon papa m’a plongé dans ce rhum de 1924 quand j’étais tout petit. C’est pour ça que le rhum Bally est une potion magique et que je n’ai pas besoin d’en boire, je suis comme Obélix !

Votre père était aussi le premier à millésimer le rhum…

Oui, tout à fait, avant ça n’existait pas. Alors les gens ont commencé à faire pareil, on leur a dit qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, mais le nôtre… il est vrai. Parce que la régie le contrôlait, elle venait voir le stock, et combien il y avait de 1924, 1929, 1939, 1944, 1947, 1950 (Luca: 55, 66).

Des rhums sans caramel…

ahh.. ça, vous pouvez le dire, parce que pour faire du rhum vieux, à la vue, vous prenez du rhum blanc, vous prenez un peu caramel, et puis voila… Mais quand vous prenez ce genre de rhum et que vous le frottez entre vos mains, et que vous le sentez, il n’y a plus d’odeur. Alors qu’avec du rhum qui est passé en fût, vous sentez l’odeur du bois… C’est comme ça que l’on reconnait les rhums qui sont passés en fût.

Comment voyez-vous le futur du rhum? vous pensez que le rhum est sur une route positive, ou négative?

Moi je pense que le rhum est sur une route positive, on a obtenu l’AOC. Nous ne sommes plus les propriétaires du rhum aujourd’hui (note: c’est Saint-James qui distille alors le rhum Bally), mais nous sommes très contents. Mais une chose est sûre: ce qui compte, c’est la qualité. Et que ce soit en Italie, en France ou ailleurs, les produits de qualité, les vrais, seront immortels aussi longtemps que la qualité sera là. Donc on si continue à faire du bon rhum, on va toujours pouvoir le vendre.

Je pense qu’aujourd’hui avec l’AOC, ce rêve qui est aussi celui de votre père, s’est enfin réalisé? S’il était encore vivant, il serait sûrement très content.

hehe voila, oui. il est là-haut, il doit nous voir de là-haut…

Votre père a inventé la bouteille Bally, dont celle triangulaire.

C’est la première bouteille que mon père a dessiné, et qu’il a fait fabriquer. Il a dessiné le tout, et je me souviens qu’à l’époque de la prohibition, mon père a été convoqué au tribunal à New-York ; à l’époque l’histoire était même parue dans le grand journal de NY. On l’a accusé d’avoir fait de la contrebande de rhum…

Or, mon père n’avait jamais fait ça! mais en ouvrant un cercueil qui venait de Puerto Rico, la police avait trouvé plein de bouteilles de Bally. Nous avions des agents à Puerto Rico à l’époque, et l’un d’entre eux avait sûrement dissimulé ses bouteilles comme ça. Ça devait être vers 1932, mais on a perdu l’article du journal.

La carte de la Martinique sur les bouteilles a été dessinée par mon frère Pierre, qui faisait l’école centrale comme mon père ; il m’a dit un jour « je vais te faire l’étiquette de ta bouteille ».

Qu’est ce que représente le rhum pour vous, qu’est ce qu’il signifie? vous faite partie d’une grande famille du rhum, comme il en existe dans le monde du cognac ou de l’armagnac, ou celui des grands vins. Et à ce titre, vous pouvez être fière et ressentir un certain orgueil.

Nous sommes 10 enfants dans la famille… moi je suis le huitième, et je suis celui qui est resté avec mon père. J’ai failli partir en dissidence pour la guerre, et puis ma mère m’a dit que si je faisais ça, mon père se tuerait, alors je suis resté.

Vous savez, moi je trouve que mon père a fait tout ça avec son cœur… Et comme il était toujours à la recherche de choses nouvelles, il est allé voir les cognacs, il s’est dit « merde on peut faire du rhum comme ça, c’est pas possible, ça doit être bon! ». Et puis il avait des contacts avec des gens ; un jour il s’est même retrouvé dans un train avec des cognacais et des armagnacais, et il avait emporté avec lui une petite caisse ; il leur a fait gouter son rhum, et les gens lui ont dit « mais qu’est ce que c’est que ça?? » ça c’est du rhum, ils ne voulaient pas le croire.

Je suis content de voir que mon père était le seul à l’époque à y croire, même si les gens disaient qu’il était fou. Il a inventé le rhum paille, c’est un rhum qui ne passe pas en fût mais dans de grands foudres de chêne ; et tout le monde a commencé à faire du rhum paille, et ensuite ils ont fait de même avec le rhum vieux. Ce n’est pas de l’orgueil, je suis content car je pense que mon père était un Grand bonhomme. Mais la gloire du rhum, pour moi ça n’a vraiment pas d’importance… Je suis très content de voir aujourd’hui que Saint-James, qui est une grande boite, a repris les rhums. Et qu’ils vont fabriquer du rhum comme nous, parce qu’ils ont notre colonne à distiller, ils ont exactement les mêmes procédés que l’on avait, donc ils vont faire du rhum pareil. Ça me fait beaucoup de plaisir, que la marque de mon père continue à vivre.

Mon père était un grand chrétien, et pour lui son rhum, c’était son dieu ; et bien pour moi c’est pareil. Moi je dis que quand on va au cimetière (rire) tout ça disparait, et que tout ce que l’on a fait pendant sa vie, tout ce qui est sérieux, c’est ce qu’on a fait avec le bon dieu. Et mon père travaillait beaucoup, il allait à la messe tous les jours, et il était toujours en relation avec le seigneur. Alors je ne vais pas dire que je m’en fous, mais je n’ai pas d’orgueil de ce côté là, mais je pense que c’est vrai que mon père a été un grand bonhomme à l’époque parce qu’il a eu cette idée.

je suis allé l’autre jour à l’aéroport (note: dans une boutique qui vend des alcools), et j’ai demandé à la personne « vous vendez ça combien? » elle me dit 4500frcs. je lui dit que c’est un scandale, et que ça ne vaut pas 4500 francs! et j’ajoute « d’abord, est-ce que c’est vrai ?? » elle me répond « Comment pouvez-vous dire une chose pareille monsieur?? » je lui dit parce que c’est moi qui le fabrique! (rires) et puis j’ai signé la bouteille pour elle avant de partir.

Même les hommes politiques aiment vos rhums, dont Chirac

Quand j’étais vice président du conseil régional, je lui avais donné des bouteilles (J. Chirac, alors président de la république), comme ça, pour qu’il le connaisse. Il y avait aussi un autre président qui en buvait, je crois que c’est Pompidou. Alors le jour où on a proposé du rhum de la Martinique à un grand fabriquant, il a dit je vais vous envoyer du bon rhum. Chirac a répondu « moi c’est le Bally! » (rires).

Quand a été embouteillé le millésime 1924 ?

Aucune bouteille n’a été embouteillée à une date ; ça passait 4 ans en fût, et ensuite on le passait dans de grands foudres où il continuait à vieillir lentement ; parce-que si vous mettez du rhum pendant 6, 7 ans, 8 ans en foudre, c’est pas comme le cognac, qui devient amer. Tandis que dans le foudre de chêne, il continue a vieillir lentement mais il est toujours dans le bois. Alors celui là, moi je l’ai connu en foudre de chêne, j’avais 20 ans (Luca : « donc il a été embouteillé dans les années 50?) Oui peut-être, et il continue à évoluer/vieillir en bouteille.

Clément & Bally, rivaux mais amis, c’est aussi le début de la réclame…

Mr Clément, qui est mort maintenant, était ingénieur de l’école centrale (note: École centrale des arts et manufactures), tout comme mon père, et ils étaient camarades. Il y avait une radio à l’époque, et le téléphone. Et mon père entend à la télé une réclame du rhum Clément qui disait:

« le meilleur rhum du monde c’est le rhum des Antilles,
le meilleur rhum des Antilles c’est le rhum de la Martinique,
et le meilleur rhum de la Martinique c’est le rhum Clément »

Mon père l’entend et l’appelle au téléphone, et lui dit: « mon vieux, formidable ta réclame! Extraordinaire! » , Clément lui répond « ah, ça t’a fait plaisir? » et mon père lui dit « Est-ce que je peux ajouter quelque chose? » Tout ce que tu veux lui dit Clément.

« Est-ce que je peux ajouter, et le plus clément des rhums, c’est le rhum Bally ».

Et pendant une semaine, tous les jours on entendait « et le plus Clément des rhums c’est le rhum Bally ». Le dimanche d’après, le père Clément rappelle et dit a mon père « c’est moi qui la paye, ta réclame, alors y’a plus! » (rires)

J’ai une autre anecdote comme ça sur le rhum La Mauny et mon copain Jean-Pierre Bourdillon. Un jour je lui dit: « Jean Pierre, si tu veux vendre ton rhum, le vendre bien, je te propose une chose, tu fais la réclame suivante: il y a un proverbe qui dit « honni soit qui mal y pense », ça veut dire maudit soit celui qui dit, qui pense du mal des autres. J’ai dis Jean-Pierre, tu peux mettre « Bally soit qui Mauny pense », et là il me dit « imbécile! » ; je lui dit ne te fâche pas, tu peux aussi dire « Mauny soit qui Bally pense » ! De toute façon, quand on saura qu’il y a le nom de Bally à côté de celui de Mauny, les gens vont dire « tiens tiens tiens, Mauny fait de la qualité maintenant? » il était furieux…

 

Comments
4 Responses to “Jean Bally”
  1. tomial dit :

    bonjour,
    je ne peux que vous remercier pour cet article, c’est à croire que vous lisez dans mes pensées,pas plus tard que vendredi en regardant une bouteille de bally actuellement en promotion médaille d’OR 2015,une idée à jaillit :Si c’était Luca GARGANO qui avait acheté Bally est ce que cette marque n’aurait pas gardé toute sa classe et toujours nous faire rêver et fier de les avoir chez soi.

  2. Francesco dit :

    Grand article, vraiment !! Nous a donné envie de rester quelques vieux Bally.

  3. cyril dit :

    Merci de nous faire partager cette interview!

  4. stephane dit :

    Merci Cyril pour le partage de cette courte interview inédite,elle m’en a donné des frissons, comme quoi ces HOMMES étaient vraiment des passionnés (une autre époque; un autre rhum).

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