Interview Luca Gargano (2)

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« Il ne m’a jamais fait rentrer dans la distillerie Uitvlugt, mais selon moi il y a dedans les plus vieux stocks de Demerara… »

 

Deuxième partie de notre entretien avec Luca Gargano…
(vous pouvez retrouver la première partie ici)

For our english friends, here is the second part… ]

Les rhums que vous embouteillez portent le nom d’anciennes distilleries et alambics, s’agit-il systématiquement de la provenance des fûts ?

Oui. Il faut savoir que parmi tous les producteurs qui vendaient du rhum en ‘gros’ (bulk) dans les années 40 et 50, il n’y en avait pas beaucoup qui utilisaient des marks (NDLR: les marks sont des références/lettres notées sur les fûts qui permettent d’en connaître la provenance exacte, ex. PM pour Port Mourant, VSG pour Versailles,..). J’ai la chance de déguster tous les rhums sur place et de faire une vraie sélection, alors que les autres embouteilleurs ne font en réalité qu’acheter des fûts par correspondance, sans réelle sélection.

Au Guyana tous les fûts sont marqués de ces ‘marks’, Port Mourant, Enmore, Albion,…. Il y a même sur les fûts de Diamond un diamant de dessiné (et la marque SV/W, voir l’image plus bas). Cela permet aussi de reconnaitre et de trouver plus facilement les fûts dans les entrepôts. 

Savez-vous combien il existe de marks actuellement ?

Il y a 12, 14 différentes marks qui correspondent aux alambics toujours en activité et aux différents styles créés dans les anciennes distilleries ; et une vingtaine de plus qui sont en fait des variations produites à partir de la même colonne. Par exemple dans le passé on pouvait mettre à vieillir du caramel directement dans les fûts, ou encore faire un assemblage de rhums légers et lourds, dans des proportions différentes du produit de base, ce qui donnait de nouvelles ‘marks’.

une belle sélection de fûts… peut-être avez-vous déjà gouté ces rhums ? de gauche à droite : SSN (une mark de Diamond), UPM pour Port Mourant (distillé à Uitvlugt), et UF30E, excellent millésime aussi issu de la distillerie Uitvlugt / photos de LUCA GARGANO

 

Quel serait pour vous LE rhum exceptionnel par excellence ? celui qui vous a laissé le meilleur souvenir…

rhum St James de 1885

Personnellement j’ai été très étonné en buvant le rhum St James de 1885 embouteillé en 1952 par Lambert, qui était le propriétaire de la marque à l’époque. Au niveau de la qualité c’est un rhum qui pour moi n’a pas d’équivalent. De manière générale tous les rhums d’avant guerre ont cette même particularité.


Quand tu ouvres une bouteilles des années 30, 40, tu te trouves forcément devant des bouteilles exceptionnelles. La raison est assez simple : à l’époque il n’y avait pas de chimie dans les champs de cannes, et tout était fermenté avec des levures naturelles, et au niveau aromatique la différence est donc bien présente. A cette époque on faisait encore de longues fermentations de 10, 12, voir 15 jours. Alors qu’aujourd’hui le rhum est fermenté pendant 24 ou 48 heures. Et quand on sait que la fermentation est la partie la plus importante dans l’élaboration du rhum on comprend bien la différence.

En fait tout a changé quand l’industrialisation est arrivée et quand on a commencé à utiliser des levures chimiques, des levures de boulangerie. Aujourd’hui il faut faire du rhum rapidement, et la qualité n’a pas réellement sa place… C’est un marché en plein développement dans de nombreux pays, et il y a donc beaucoup d’intérêts alors même qu’il n’y a pas de législation. La situation est complexe et beaucoup de producteurs mentent sur l’âge réel du rhum, les étiquettes sont fantaisistes, et parfois on ne connaît même pas leur provenance, il faut du sérieux car petit à petit le consommateur perd confiance et c’est très dangereux.

Et quel est pour vous le meilleur rhum embouteillé chez VELIER ?

Au delà du fait que ce soit mon premier embouteillage, je dirais le Damoiseau 1980 qui m’a beaucoup bluffé de par sa qualité, j’ai vraiment été surpris quand je l’ai gouté, il est étonnant. Et c’est aussi le premier rhum « full proof » (NDLR: au degré naturel, brut de fût).
Un autre rhum que j’adore est le Skeldon 1973 et le Skeldon 1978.

 

Imaginez une personne qui souhaite découvrir vos rhums pour la première fois, lequel conseilleriez-vous, et que lui diriez-vous pour présenter vos embouteillages ?

Fût de Diamond 1981

Je lui dirais que ce soit les rhums Demerara ou Caroni ce sont tous de grands rhums, et surtout des produits qui auront une grande valeur dans le futur parce que malheureusement ils sont voués à disparaitre. Moi je suis habitué depuis 7, 8 ans à avoir des stocks de Caroni, mais dans 4 ou 5 ans Caroni ce sera fini (NDLR : 27 embouteillages sont sorti jusqu’à aujourd’hui en Italie).

Pour les Demerara c’est la même chose, le jour où les gens vont vraiment réaliser que ces rhums sont vieillis intégralement sous les tropiques, que par exemple le Diamond 1981 à perdu 96% de son contenu original (la célèbre ‘part des anges’), il sera sûrement trop tard pour y goûter ; Il y a même des gens qui m’ont dit ne pas avoir acheté les premiers Caroni car le prix n’était pas assez élevé pour des rhums aussi vieux. Aujourd’hui ces mêmes bouteilles se vendent entre 80 et 300€, et même 400€ pour les Caroni 1974 et 1983, car ce sont des choses uniques et que l’on ne retrouvera plus jamais.Aujourd’hui, dans les Demerara, personnellement j’aime beaucoup le Diamond 1981, et aussi le UF30E, c’est quelque chose d’unique, et dans les Caroni je dirais le nouveau 15 ans (1998) que nous allons embouteiller bientôt qui est très très bon, et qui a surtout un rapport qualité/prix très intéressant, et aussi le Libeartion 2012.

Mais tous les Demerara méritent le détour, et surtout ils ont une histoire ; Pour les millésime 1994 et 1995 de Albion et Enmore par exemple, il faut savoir qu’il s’agit de la dernière distillation faite chez Enmore et chez Albion, et ça a une grande signification, une valeur émotive très forte de se dire que c’est la dernière distillation avant le déplacement des alambics, avant que la distillerie ne ferme ses portes… l’image est très belle et symboliquement forte.Je suis très content de mes sélections, j’ai cette chance quand je vais à Georgetown de pouvoir choisir des fûts, je cherche de vieux marks, comme Skeldon qui est introuvable aujourd’hui. Mais je suis sûr que Yesu les cache ! je vois son petit sourire et là je comprends… Tous les alambics sont chez Diamond, mais la distillerie Uitvlugt a encore du stock. Il ne m’a jamais fait rentrer dans la distillerie, mais selon moi il y a dedans les plus vieux stocks de demerara.

 

 


Revenons un instant sur le rhum Skeldon… il s’agit pour moi du meilleur rhum qui m’ait été donné de goûter jusqu’à aujourd’hui, mais étrangement il est difficile de trouver des informations dessus, pouvez-vous nous en dire plus ?

Quand j’ai trouvé le Skeldon 1973 et 1978 j’étais à la distillerie Diamond avec ma petite amie de l’époque, et il y avait ce fût avec le côté latéral blanc et la mark bien rouge de Skeldon. Et cette copine était justement née en 1978, et alors au début, honnêtement, j’ai tout de suite pensé à elle en lui disant « ah regarde, c’est ton année de naissance ! », mais après avoir gouté le rhum c’était comme une évidence… c’est le genre de rhum avec lequel tu peux rester le verre vide 2, 3 jours, sans perdre sa force aromatique.

Mais les fûts étaient presque vides, car à l’époque ils laissaient vieillir le rhum dans les fûts sans y toucher, ils ne les assemblaient pas au fur et à mesure (NDLR: DDL au fil du temps a expérimenté différents systèmes de vieillissement), alors j’ai pris tous ceux qu’il restait grâce à Yesu, et c’est comme ça que j’ai pu sortir la même année les Skeldon 1973 et 1978.

Ensuite avant l’embouteillage, Yesu m’envoie comme d’habitude les échantillons pour contrôle… et lorsque je bois le 1978 je ne le reconnais pas! Je téléphone alors à Yesu et je lui dit « c’est peut être encore meilleur que ce que j’ai gouté mais ce n’est pas le même rhum! » ; il me répond que non, mais au bout d’un certain temps et de plusieurs conversations il finit par m’avouer que comme il n’y avait pas suffisamment de Skeldon 1978 dans les 3 fûts qui restaient, il avait ajouté une partie de Skeldon 1973… Et à ce moment là je me suis fâché car je voulais absolument retrouver le rhum que j’avais goûté sur place, et encore plus parce que c’était l’année de naissance de ma copine de l’époque (rires).

Du coup j’ai laissé les fûts chez lui pendant une année avant de finalement les prendre…

Dernièrement j’ai reçu des échantillons de Yesu ; il y a une 15 d’années ils ont fait vieillir dans le même fût deux marks : du Port Mourant (PM) et du Enmore (EM), qu’ils ont ensuite mélangés directement dans le fût avant vieillissement.

Toutes les distilleries font des essais, et c’est très intéressant, mais le concept est très difficile à expliquer… ce sont deux choses bien spécifiques, deux morceaux d’histoires. Demerara a fait une expérience, et même si c’est une chose unique, je ne vois pas comment expliquer que ce sont deux rhums qui ont été mélangés et mis à vieillir, et non pas un assemblage… et alors j’ai décidé de ne pas le commercialiser. Peut être dans le futur, qui sait, mais je peux toujours utiliser ces échantillons pour des dégustations, pour faire comprendre, dans quelques années quand nous aurons plus de conscience.


L’équipe de l’excellent blog Barrel Aged Thoughts souhaite savoir pourquoi vous n’avez pas encore sorti de rhum Jamaïcain?

Il est assez difficile de trouver de vieux fûts de rhum en Jamaïque. En ce moment je suis entrain d’acheter des fûts jamaïcains de 3, 4 ans, des fûts que je vais laisser vieillir là-bas. Cela sortira probablement dans 3 ou 4 ans. Mais en effet il y a de magnifiques rhums en Jamaïque ; j’aime beaucoup Hampden (NDLR: une distillerie en Jamaïque qui produit des rhums lourds et très aromatiques) qui font toujours leur fermentation avec des levures indigènes/sauvages, et le résultat est toujours impressionnant.

Je fais souvent le lien entre la Jamaïque et Haïti. Le potentiel est énorme la-bas, si seulement Barbancourt n’avait pas détruit ses alambics… (NDLR: ils utilisent aujourd’hui des colonnes pour produire leurs rhums). Il y a de bonnes choses mais après ils distillent à 93% d’alcool, c’est absurde. Comme toutes les grandes maisons d’ailleurs. Je dis ça parce que pour moi ils ont une des plus belles caves de vieillissement au monde, avec de très jolis et vieux fûts, mais on y met aujourd’hui un produit qui a perdu de sa personnalité.
A Haïti il y a une vielle variété de canne à sucre, une longue fermentation avec des levures naturelles. J’ai envoyé des fûts de Caroni vides pour faire des essais de vieillissement avec du Clairin (3 ans pour voir le résultat), et je suis sûr que là-bas il y aura d’ici quelques années un des meilleurs rhums du 21eme siècle.

 

En parlant de vieillissement quel est pour vous l’âge idéal pour obtenir un bon rhum ?

Pour moi l’âge idéal de vieillissement en climat tropical est de 6 ans. Tous les producteurs de Martinique comme Bally, Clement, font vraiment embouteiller leurs produits à 6 ans, c’est un âge dit traditionnel. Même si Bally a commencé à millésimer très tard, dans les années 50 c’était déjà 6 ans. Et il ne faut pas oublier que ces 6 ans sous les tropiques équivaut à 24 ans sous un climat continental. En ce moment je m’occupe de Liberation 2012 (embouteillé en 2013) qui aura donc 5 ans (NDLR: la date de ‘Liberation’ est en fait la date de l’assemblage), et je trouve le résultat parfait. 

Que nous réservez vous pour les prochains mois et même les prochaines années ?

Le Caroni 15 ans qui va bientôt sortir. Et un peu plus tard deux nouveaux Caroni, de 1996 , une version Full Proof et l’autre non. Et pour la première fois nous allons aussi proposer ces deux embouteillages en version magnum (150 cl.).

Et puis le Liberation 2012, et dans 2 ou 3 mois mon premier blend (assemblage) : le Ron Papalin.

les deux nouveaux Caroni qui sortiront bientôt


Pouvez-vous nous en dire plus sur ce Ron Papalin ?

 

C’est un rhum que j’ai fait l’année passée lorsque j’ai embouteillé le Caroni 10 ans, en juillet. J’avais des stocks de rhums cubain de 3 ans, déjà embouteillés sous le nom « Ultima Revolucion », qui dataient de 1989/1990. Un rhum qui n’est jamais sorti à cause de problèmes avec le gouvernement cubain. Je l’avais oublié et quand je l’ai re-gouté j’ai trouvé qu’il était vraiment bon pour un 3 ans d’âge. A côté de ça j’avais aussi un stock de vieux solera vénézuélien.

Puis je me suis dit, « si je mets un peu de Caroni, disons 10% pour donner de la force, ajouté à la rondeur du solera, ça ferait une belle épine dorsale, un beau squelette » ; j’ai donc fait un assemblage que j’ai fait gouter au travail, et tout le monde a trouvé ça très bon.

Du coup j’ai décidé de faire l’assemblage directement dans les fûts vides de Caroni et de Demerara que j’étais en train d’embouteiller l’année dernière, puis de laisser le tout se marier durant une année en écosse. C’est donc un blend de rhums cubain, vénézuélien, avec 10% de Caroni, le tout assemblé dans des fûts vides de Caroni et de Demerara. Le but est de proposer un rhum plus léger, plus simple que les embouteillages de rhums Demerara ou Caroni, sans avoir la prétention de proposer un blend exceptionnel mais plutôt un très bon rapport qualité/prix.

Et quelques surprises pour l’avenir ?
Il y aura de nouveaux Clairin en 2014, et d’autres rhums Demerara, mais je n’ai pas encore fait ma sélection. je voudrais bien l’année prochaine embouteiller les plus rares : La Bonne Intention et  Versailles.

Il n’y a presque plus de fûts de Versailles, l’alambic est toujours là mais il ne fonctionne plus depuis quelques années. Avec Port Mourant c’est l’alambic le plus vieux au monde, avec une base en bois, c’est incroyable. En ce moment même je cherche donc les derniers fûts de LBI et Versailles…

Et je vais aussi me concentrer sur la Jamaïque, et essayer de bien compléter le processus de clairin… ouvrir cette distillerie à Haïti…

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C’était la deuxième et dernière partie de notre entretien avec Luca Gargano, tirée de deux conversations téléphoniques entre la France et l’Italie pendant le mois de septembre et octobre 2013.
Merci à Luca Gargano de nous avoir accordé du temps et de nous avoir fait partager quelques photos personnelles.
Comments
13 Responses to “Interview Luca Gargano (2)”
  1. Jerry dit :

    Comme la première partie passionnante. Merci !

  2. gaetan dit :

    Super intéressant félicitation pour cet interview!!!

  3. Tannon dit :

    Very informative interview. I just discovered over the weekend that Yesu Persaud just retired. I wonder if this will affect gargano’s ability to get the best of the best?

    • cyril dit :

      Thanks Tannon

      I heard about Yesu’s retirement, a great man is leaving DDL… let’s hope his successor follow the same path. And give Luca the same chance… we’ll see

  4. RhumsTeq dit :

    Vraiment passionnant !

    Qui est le successeur de Mr Yesu Persaud ?

  5. Rémy dit :

    C’était une interview très constructive sur lucas gargano et son univers.
    Le métier que je rêverais de faire: assembleur de grands rhums!!
    Après tout cela je n’ai qu’une envie gouter mon nouveau liberation 2012 full proof, le clairin et le papalin

  6. Tiare dit :

    Just as interesting as the first one! i could read about these rums all day..

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